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en jetant son bonnet par-dessus les moulins : Buvons frais, nargué des cuistres ! Cimearo aipedanti ! Et bientôt, à la moindre mortification que lui attiraient ses imprudences, il tombait dans une morne tristesse ou se livrait aux derniers emportemens. « Vous savez comme en usait dans son enfance notre fils Torquato, écrivait un jour, Bernardo Tasso à sa femme Porcia : quand on lui enlevait de force quelque fruit, de dépit il jetait à terre tous ceux qui se trouvaient sous sa main, se refusant à lui-même toute consolation. »

Ah ! pourquoi l’abbé Spinetta ne vivait-il pas au XVIe siècle ? Il serait allé trouver le Tasse à Ferrare, et lui aurait parlé en ces termes : « Torquato, prenez-y garde ! Vous raisonnez à merveille sur l’idée métaphysique du prince et du poète ; mais les idées ne sont pas de ce monde, et ce monde a peu de goût pour les idées. Torquato, prenez-y garde ! Avant vous, l’Arioste avait déjà dit que les princes sont tenus de nourrir et d’honorer les poètes, parce que les poètes seuls peuvent les rendre immortels. Et cependant, comme l’Arioste était un sage, il n’a pas laissé de faire la guerre aux brigands dans la Garfagnana. Torquato, de grâce, soyez conséquent ! Si votre liberté vous est chère, ayez le courage de rester pauvre ; allez vivre de privations dans quelque obscur réduit, et, mangeant votre pain sec, dites fièrement : Je suis mon maître ! Que si vos aises vous sont plus chères que votre fierté, vivant aux frais d’un maître, apprenez des courtisans qui vous entourent à gouverner votre humeur et à vous rendre nécessaire ! Mais vouloir vous donner sans cesser de vous appartenir, prétendre servir sans servir, vaine chimère qui vous coûtera des larmes de sang !… Mon grand poète, vous ne m’écoutez pas ; votre félicité présente vous enivre. Cette cour, ces palais, ces jardins, ces fêtes, ces princesses aux regards de flamme, votre maître qui tout à l’heure vous souriait, oh ! que tout cela est charmant ! oh ! que tout cela est dangereux !… — Qu’ai-je à craindre ? me dites-vous ; je suis sûr de son cœur !… Ah ! pensez-y, le cœur d’un prince !… Vous ne le connaissez pas, me répondez-vous encore. Il est idolâtre de la poésie. Tantôt, à l’ombre d’un buisson de myrtes, je lui récitais une scène de l’Aminta et quelques octaves de la Jérusalem, et il s’est écrié, en m’embrassant : « O mon poète, que vous êtes un grand magicien ! Tout à l’heure je me croyais en terre sainte, je tenais dans mes mains l’épée sanglante de Tancrède, et soudain, transformé en berger d’Arcadie, un hoqueton sur le dos, une panetière au côté, je me surprendra graver sur l’écorce d’un hêtre le nom délicieux de Silvia. » Et à ces mots il m’a passé autour du cou la chaîne d’or que voilà… — Fort bien, Torquato ; mais apprenez qu’à peine vous eut-il quitté, il se prit à rêver à son coffre-fort, qui est vide, au grand-duc de