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l’étrier : E di poeta, disait-il, cavallar mi feo. Chargé des missions les plus délicates, il y risqua plus d’une fois sa vie. En 1517, las de courir les grands chemins, il s’aliéna les bonnes grâces de son patron en se refusant à le suivre en Hongrie. Alors Alphonse Ier le nomma commissaire dans la province de Garfagnana, avec la charge d’y détruire le brigandage. Il y fit merveille, ne se laissant distraire de son ingrate besogne ni par Angélique ni par Médor. À son retour, on le voulut envoyer à Rome. Il refusa et prit sa retraite. Bien différent du pauvre Tasse, il était sage, très entendu aux choses de la vie, et avait su amasser quelque bien. Après avoir édifié d’un trait de plume tant de châteaux enchantés, il se bâtit une maisonnette en bons moellons, s’y retira, cultiva son jardin, et sur sa porte il fit graver deux vers latins qui signifiaient : Ma maison est petite, mais elle est proportionnée à ma taille, mais personne n’a rien à y voir, mais-elle n’est pas laide, mais elle a été acquise de mes deniers… Chose curieuse ! de nos deux grands poètes épiques, celui qui chanta la folie de Roland fut un sage et celui qui célébra la sagesse de Godefroi fut un fou ; c’est que l’un mit toute sa fantaisie dans son poème et se servit de sa raison pour conduire prudemment sa vie, tandis que l’autre mit toute sa raison dans la conduite de son poème et vécut au gré de sa fantaisie.

Et veuillez considérer que les occasions ne manquèrent pas au Tasse de s’employer au service de son prince. Parce qu’autour de lui tout respirait le plaisir, parce que tous les jours étaient des fêtes, parce que Léonore, Lucrèce et les dames de leur suite raffolaient de musique et de sonnets, il crut vivre dans un monde enchanté où les vulgarités de la vie n’avaient pas accès ; il ne vit pas ou ne voulut pas voir que ces pompes et ces réjouissances couvraient une situation très embarrassée, très épineuse. Telle fut la renaissance, Jamais il n’y eut plus de poésie dans les imaginations, plus de jour et d’espace dans les pensées, et jamais la politique ne fut plus dure, plus brutale et, si j’ose dire, plus saturnienne. Nul dogme social qui s’imposât aux esprits ; on avait cessé de croire au droit féodal, on ne croyait pas encore à la monarchie absolue. Et qu’étaient en effet les monarques de ce temps ? Des usurpateurs heureux, régnant par la force et la ruse, et tour à tour escroquant des provinces ou, le poignard à la main, les volant avec effraction, lions au cœur de renard, tels que les voulait le secrétaire florentin. Le palais d’Alcine, l’école d’Athènes et le livre du Prince, des hommes de plaisir, des platoniciens et des malandrins, des vertus antiques et des tours de gibecière, le culte passionné du beau et l’athéisme politique, toutes les disparates réunies, voilà la renaissance. Et cela me fait penser qu’aujourd’hui…