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théâtre de la cour avec l’applaudissement universel. Et déjà il a commencé de composer un poème qui mettra le sceau à sa renommée ; il y chante la première croisade, sujet heureux, car à cette heure la papauté en prêche de nouvelles, et les conquêtes du croissant tenant toute l’Europe en éveil, un nouveau Godefroi, le futur vainqueur de Lépante, a déjà porté la main à la garde de son épée et s’apprête à laver les opprobres de la croix dans le sang de trente mille Ottomans.

Mon ser baron, c’est ici le lieu de vous exposer l’utopie de notre ami Torquato. Enivré des hommages dont il était l’objet et de la douceur de certains sourires plus enivrans encore que tous les hommages, voici comme il raisonna : « Dans ce siècle où les lettres sont honorées, où le monde en sent tout le prix, les princes et les poètes peuvent traiter d’égal à égal. Les uns et les autres ont reçu du ciel leur mission. Les princes sont chargés de maintenir l’ordre parmi les peuples, les poètes d’imprimer un cachet de divine beauté à la vie, aux sentimens et aux passions. Les princes font sentir aux pervers la verge pesante de la loi ; fils d’Orphée, les poètes attendrissent les rochers ; aux accens de leur lyre, les âmes les plus dures s’adoucissent et sacrifient aux grâces. Et si les princes, dans leur toute-puissance, peuvent distribuer à ceux qu’ils aiment des dignités et des richesses, en revanche les poètes décernent à ceux qui les honorent les palmes de l’immortalité, car ils sont ici-bas les grands distributeurs de la gloire ; à leur gré ils encensent ou ils flétrissent ; ils tiennent dans leurs mains les trompettes de la renommée, et les siècles célébreront à l’envi les noms qu’il leur plaît de disputer à l’oubli ou aux outrages de la médisance… Princes, comptez donc avec nous. Sans Homère, qui se souviendrait d’Achille ? Sans Virgile, qui chérirait la mémoire du vainqueur d’Actium ? Triumvir avant d’être empereur, Octave eût survécu peut-être à Auguste, et le sang de Brutus crierait encore contre lui. Moi, Torquato Tasso, je suis le Virgile de la renaissance. Heureux le prince à qui je dédierai mon Enéide ! Heureux le prince dont le nom sera inscrit sur le fronton de ce temple de marbre aux colonnes dorées ! Mais à son tour que fera-t-il pour moi ? J’entends que, me comblant d’honneurs et de richesses, ma liberté lui soit sacrée ; je prétends vivre à sa cour de la façon qui me plaira ; point de gêne, point d’assujettissement ; nulle fonction à remplir, nul devoir à rendre. Que tout mon temps soit à moi. Il n’y perdra rien, car s’il me procure quelques années de bonheur, je lui assurerai l’immortalité. Qui de nous deux devra du retour à l’autre ?… »

Je n’invente rien. Ce que j’ai fait dire au Tasse, il l’a écrit en cent endroits. « Ce que j’ai toujours cherché dans les cours, c’est