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qu’est un tableau du Carrache à une fresque de Raphaël. J’ai ouï dire qu’en ce temps-là l’Espagne, maîtresse de Naples et de Milan, Avait déteint sur les mœurs de l’Italie.

— Eh ! oui, l’Espagne du XVIe siècle nous a gâtés : elle nous donna les puérilités de son cérémonial, son amour ridicule pour les distinctions et les titres, sa morgue hautaine, cette gravité superbe qu’on appelait le sussiego et qui est le contraire de la sprezzatura. Je crois avec vous que le Tasse ne trouva pas à la cour d’Este cette noble simplicité de manières, cette liberté charmante dans le commerce, que Castiglione avait peintes d’après nature. Le luxe d’ostentation et de vanité s’était répandu, de Milan à Ferrare, Alphonse II avait le goût du faste, il se plaisait à jeter l’argent par les fenêtres, il aimait passionnément les pompes, l’apparat, les fêtes somptueuses, les carrousels, les tournois, et par-dessus tout ces divertissemens féeriques où les machines tenaient lieu de poésie et d’esprit. Ah ! sans doute, je préfère à tout cela un de ces petits concerts du Vatican où Léon X faisait sa partie, et où l’on causait de Platon entre deux motets. Cependant ces cavallerie di Ferrara qui attiraient une immense affluence d’étrangers, ces spectacles nocturnes où, à la lueur des torches, on voyait le temple d’Amour tout étincelant de dorures, attaqué et défendu par deux bandes de chevaliers, avec un accompagnement de fanfares, d’apparitions, de coups de tonnerre, de fées, de génies, de divinités assises sur des nuages, toute cette magie d’opéra, tout ce merveilleux de la baguette ne fut pas perdu pour le Tasse. Il s’en est inspiré pour peindre le château d’Armide, et sa forêt enchantée, et ces ravissantes féeries dont il égaya la trame un peu sombre de son poème. D’ailleurs ces magnificences ne bannissaient pas de Ferrare le goût des plaisirs de l’esprit. La renaissance, je le veux, n’était plus alors qu’un reste d’elle-même ; mais ce reste était beau et c’est Ferrare qui le recueillit. Là fut tiré le bouquet de ce grand feu d’artifice. Dans cette cour présidée par des princesses qui, à peine sorties de nourrice, avaient joué Térence en latin devant le pape Paul III, les lettres, les sciences et les arts étaient en honneur. On y trouvait des savans comme Tassone, Martelli, le Pigna, Antonio Montecatino, des jurisconsultes comme Laderchi d’Imola, des poètes comme Guarini, l’auteur du Pastor fido, un philosophe tel que Patrizzi, le dernier des platoniciens, des peintres dignes successeurs des frères Dossi, des architectes tels que Pirro Ligorio, des sculpteurs, des musiciens. « Cour splendide ! s’écriait le comte Annibal Romei, qui y avait séjourné, et plutôt royale que ducale !» Et il ajoute qu’elle n’était pas seulement peuplée de gentilshommes et de cavaliers, mais d’esprits très ornés et très doctes. Aussi les tournois n’excluaient-ils pas les joutes poétiques