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avaient l’esprit orné, qu’elles savaient peindre et chanter ; peut-être aussi, comme les Cecilia Gallerana, les Isotta, les Trivulzia, elles composaient des vers et des discours en latin ou en italien, et dans l’occasion elles prenaient part à quelque controverse philosophique, se troublant et baissant les yeux quand on louait leur mérite, à l’exemple de cette Cassandra Fedele qu’a vantée Politien, et qui joignait à l’éloquence de Cicéron et à la dialectique de Platon les pudeurs rougissantes d’une petite fille. Et telles étaient ces cours où régnait la galanterie romantique du moyen âge, embellie par la culture de l’esprit, car la renaissance n’a pas détruit le moyen âge ; elle a greffé ce sauvageon et mêlé à sa sève un peu âpre je ne sais quelle douceur empruntée à la Grèce. Qu’est-ce que le cortegiano ? Alcibiade enté sur un chevalier. Qu’est-ce que l’auteur du Roland furieux ? Homère enté sur un trouvère. Et c’est dans l’une de ces cours que le Tassé a vécu et s’est formé ; c’est là qu’il a vu passer-devant lui, le long d’une allée d’orangers, Herminie et Tancrède ; c’est là qu’il a appris à peindre des preux doués d’humanité et d’urbanité, deux beaux mots latins ressuscites par la renaissance, et si sa muse a revêtu l’âme humaine d’une beauté délicate et exquise dont aucun poète n’a su lui dérober le secret, grâces en soient rendues à la fois à son génie et à son siècle ! Mais tout se paie, et l’air qu’il respira à la cour de Ferrare versa du même coup dans son sein l’inspiration et la folie.

— Vous peignez, monseigneur, sous des couleurs bien flatteuses l’Italie du XVIe siècle ! Et pourtant, dans les cours d’alors, quelle corruption ! combien d’âmes vénales et de cœurs de boue !

— Halte-là ! me dit-il. C’est Castiglione qui vous répondra. «La laideur de nos vices, disait-il aux censeurs moroses de son époque, témoigne de la beauté de nos vertus ; car ce qu’il y a de pire au monde, c’est la corruption du bien. » Mon ser baron, soyez sûr que de tout temps les hommes ont été très corrompus, de tout temps les coquins et les pieds-plats ont pullulé, et la vertu n’a jamais été qu’une exception. Ce sont ces exceptions qu’il faut considérer quand on veut être juste. Aussi je dis : « Gloire au siècle qui a inspiré au Tasse l’idée de son gran capitano ! » Et, fût-il vrai qu’à la cour de Ferrare il ne l’a pu voir que de profil, la silhouette de Godefroi est quelque chose.

— Je le veux bien ; cependant permettez,… vous citez Castiglione et Bandello, qui l’un et l’autre ont écrit dans la première moitié du XVIe siècle. Le Tasse, appartenait à une autre génération : c’est en 1565 qu’il arriva à Ferrare, et il n’avait alors que vingt et un ans. La renaissance se faisait vieille ; il en a été le dernier poète. J’imagine que la cour d’Alphonse d’Este était à la Rome de Léon X ce