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gardes du corps ! Et à ce propos, baron, vîtes-vous encore pleuvoir des roses ?

— Il faisait nuit close. Tous les rideaux étaient tirés. Les lampes d’albâtre répandaient des lueurs pâles et discrètes. Dans l’ombre des armoires grillées, je voyais reluire çà et là quelques dorures d’in-folio. Devant moi, la longue file des Olympiens… Ah ! madame, c’est une étrange chose que des statues vues aux lumières ! Les statues sont des êtres nocturnes ; elles dorment le jour ; la nuit venue, elles s’éveillent, elles s’animent, un sang subtil circule dans leurs veines, et une âme pleine de souvenirs apparaît dans leurs grands yeux vides. Je trouvai le prince tout au bout de la galerie, dans le cabinet qui renfermait des globes et des armilles. Il était accroupi sur un carreau de velours galonné d’or, le dos appuyé contre un socle de porphyre que surmontait une statuette d’Hermès Trismégiste à tête d’épervier. Autour de lui, sur le parquet, gisaient des volumes épars ; sur ses genoux reposaient des tablettes d’ivoire couvertes de figures cabalistiques, et, le menton dans sa main gauche, il semblait méditer profondément. En m’apercevant, il se leva en sursaut, jeta les tablettes dans un coin et me dit avec une vivacité qui me surprit : — Vous voyez bien que je m’amuse. — Je lui répondis que je n’en doutais pas. — Eh bien ! avez-vous fait quelque découverte ? reprit-il en avançant deux fauteuils. — J’en ai tant fait, lui dis-je, que la tête me tourne. — Et je lui racontai sommairement la séance académique à laquelle je venais d’assister. Il se mit à rire, puis, se penchant vers moi et attachant ses yeux sur les miens : — Il ne s’agit donc pas d’une amourette, c’est une passion sérieuse que vous avez conçue pour le Tasse ? — Je suis né à Douai, lui répondis-je ; je suis à la fois Français et Flamand : c’est vous dire que je veux fortement ce que je veux, et que je le veux longtemps. — Oh ! oh ! dit-il en souriant, la furia francese et du flegme !… Avec cela vous irez loin. Mais vous ne répondez pas à ma question. Je désirais savoir si vous êtes simplement un esprit curieux ou si vous avez un culte pour le Tasse. — Au ton dont il prononça ces paroles, on eût dit un père à qui l’on demande sa fille en mariage, et qui veut s’assurer que cette demande part d’un cœur vraiment épris. — Prince, m’écriai-je, je vous jure… — Baron, ne jurez pas, interrompit-il ; vous n’êtes pas ici en justice. — Et à ces mots il me quitta un instant ; quand il reparut, quelle ne fut pas ma joie ! il tenait dans ses mains plusieurs volumes des œuvres du Tasse qu’il déposa sur un guéridon ; puis, s’étant rassis :

— Dans les discours que vous avez entendus, tout n’est pas faux. À la vérité je ne sais trop que penser de la fistule du Tasse, et ses amours avec l’archiduchesse Barbara sont une misérable invention