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médiocrement de pousser plus avant. Lorsque les voyageurs s’arrêtaient quelque part, il leur était difficile de s’aboucher avec les mandarins, parce qu’on les prenait tout d’abord pour des rebelles déguisés ; on se défiait d’eux malgré leurs passeports si bien en règle. Il était évident que l’insurrection avait passé par là ou qu’on l’y attendait. Enfin à Su-chow, où la jonque arriva le 28 mai, l’expédition trouva portes closes : la ville était hermétiquement fermée. Le préfet, à qui M. Blakiston s’empressa de transmettre, selon son usage, un exemplaire du traité de Tien-tsin, répondit qu’il lui était impossible d’ouvrir les portes, et que, si les nobles étrangers tenaient absolument à entrer, on les hisserait au moyen d’une corde par-dessus les remparts. Une seconde missive, dans laquelle on se bornait à demander des palanquins ou des chevaux pour aller à Ching-tou, n’eut pas plus de succès : le préfet motiva son refus, très poli d’ailleurs, sur le danger que présentait la route, occupée par des bandes de rebelles dont on attendait à tout moment l’attaque. — Cette fois les voyageurs étaient à bout de patience et de combinaisons. Le préfet de Wan les avait renvoyés à se pourvoir devant son collègue de Quei-chow ; celui-ci les avait repassés au préfet de Choung-king, lequel, tout aussi empressé de se débarrasser d’eux, leur avait conseillé de voir à Su-chow, et là on leur offrait l’hospitalité au bout d’une corde. Il est vrai qu’ils avaient exploré, chemin faisant, l’une des parties les plus curieuses du fleuve, et ils pouvaient se consoler jusqu’à un certain point de leurs mésaventures ; mais Ching-tou, la capitale du Sse-tchouen, mais le Thibet, où ils ne pouvaient pénétrer qu’avec le concours et l’appui du vice-roi de la province, mais les Himalayas, où ils se promettaient de belles parties de chasse qu’il eût été si agréable et si glorieux de raconter aux sportmen de l’Angleterre, voilà ce qui leur échappait. C’était une excursion manquée. Un moment ils eurent l’idée d’acheter une barque, de se mettre bravement en route, seuls, sans équipage, puisque leurs matelots ne voulaient plus les suivre, et de s’engager sur la rivière Min, qui les aurait conduits à peu de distance de Ching-tou ; mais il leur aurait fallu manier l’aviron pendant trois semaines, et ils se seraient exténués en pure perte à ce travail impossible. La question cependant était assez grave pour qu’on allât aux voix : le parlement se réunit dans la cabine de la jonque, et la majorité se prononça, au scrutin secret, contre ce projet vraiment insensé. Bref, l’équipage de la jonque ayant annoncé qu’il voulait bien essayer de remonter encore le Yang-tse-kiang à deux ou trois journées au-dessus de Su-chow, les Anglais profitèrent de cette concession inespérée : ils arrivèrent ainsi le 25 mai à Ping-shan, leur dernière étape, à près de six cents lieues de la mer. Il y avait cent trois jours qu’ils avaient quitté Shang-haï.