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des possédés. Ces sages ont une provision de folie à dépenser, et il faut, bon gré, mal gré, qu’ils la dépensent ; leur sagesse même est à ce prix. Aussi le carnaval est-il à Rome une institution de sûreté publique. Le saint-père le sait bien, et il tient beaucoup à ce que chaque année son peuple déraisonne tout à fait pendant quelques jours. Seulement le mercredi des cendres arrive toujours trop vite, les marottes n’ont pas eu le temps d’user tous leurs grelots, et ce qui reste de folie au fond des cœurs s’évapore comme il peut pendant les onze mois où les Romains sont graves. Et voilà pourquoi mes aréopagites, d’abord calmés et posés, dépouillèrent tout à coup leur gravité solennelle, s’élancèrent loin de leurs sièges et se mirent à parler tous à la fois, en se démenant comme des diables dans un bénitier. Effrayé de ce tohu-bohu, j’agitai vivement ma sonnette, tandis que le marquis, faisant voltiger les deux pans de son habit bleu, courait çà et là pour rétablir l’ordre. Dès que le tumulte se fut apaisé :

— Messieurs, leur dis-je, je vous remercie de tout mon cœur des précieux éclaircissemens que vous avez bien voulu me fournir ; mais, vous l’avouerai-je ? les deux Lucrezia, les trois Leonora, la malignità, le bonhomme qui compose des vers, le paradiso terreno, les humeurs peccantes, les cinquante conclusions amoureuses, l’étiquette espagnole, les marchands d’orviétan, l’archiduchesse Barbara,…. tout cela s’embrouille un peu dans ma cervelle, et je crains de sortir d’ici plus incommodé de mes lumières que je ne l’étais de mon ignorance.

— Ah ! mon pauvre baron ! s’écria Mme Roch, quand donc saurez-vous pourquoi le Tasse est devenu fou ?

— Madame, répondit-il, Rome ne s’est pas bâtie en un jour. Patience, patience, s’il vous plaît ! De la patience flamande, c’est la seule bonne !


IV

— Oui, madame, continua le baron, heureux les patiens ! heureux aussi les opiniâtres ! heureux par-dessus tout les Flamands ! Dans l’espace de deux heures, je me présentai trois fois chez lui sans le trouver ; mais la quatrième fois…

— Ah çà ! de qui donc voulez-vous parler ? dit le notaire.

— Eh ! ne comprenez-vous pas, dit Mme Roch, qu’au sortir de l’aréopage nous avons couru à toutes jambes chez le prince Vitale ? Je ne m’en plains pas. Ce brave homme me plaît, et sa bibliothèque aussi ! J’en aime tout, à l’exception de cet oratoire gardé par une Minerve et deux Platons. C’est donner à notre Sauveur de singuliers