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quitta Wan le 18 avril, à bord des jonques qu’elle avait frétées à Quei-chow, et qui devaient la conduire jusqu’à Choungr-king, principal port de Ssé-tchouen, à une distance de deux cents milles. Nous entrons dans la région la plus riche de la province du Ssé-tchouen. La campagne est parsemée de villages ou de fermes et couverte de plantations qui annoncent partout l’activité et l’aisance. Les habitations prennent un aspect de propreté et d’élégance que l’on n’avait pas remarqué jusque-là. La population est plus vigoureuse et d’un type plus distingué. Les femmes travaillent aux champs : on les voit se livrer aux ouvrages les plus durs, porter de lourds fardeaux, garder le bétail, malgré la gêne que doivent leur causer leurs petits pieds, car, contrairement à ce que la plupart des voyageurs ont écrit, la mode des petits pieds n’est pas seulement observée par les dames de la classe riche: elle est générale, aussi bien dans les campagnes que dans les villes. Les femmes du Ssé-tchouen éprouvent au plus haut degré le sentiment de frayeur ou de timidité qu’inspire à toutes les Chinoises la présence d’un Européen. Lorsque M. Blakiston et ses compagnons visitaient un village, les femmes se retiraient précipitamment au fond de leurs maisons; dans la plaine, elles cherchaient d’abord à fuir, laissant là leur travail, puis, sur le point d’être atteintes, elles se rangeaient au bord du sentier en tournant le dos aux curieux et se cachaient le visage avec leurs mains calleuses. Bref, M. Blakiston avoue que pendant le cours de son voyage il ne lui fut donné que très rarement de voir un visage de femme; par conséquent il n’exprime qu’une opinion très réservée sur la beauté des Chinoises, et il craindrait de mal juger les dames du Céleste-Empire, s’il s’en tenait aux rares spécimens que le hasard lui a montrés. Il faut s’y résigner; après avoir battu les Chinois, nous aurons à faire la conquête des Chinoises; cette seconde tâche sera plus difficile que la première, et tout indique que l’assaut sera rude à livrer, puisque même dans ces régions reculées de l’empire, où l’étranger devrait être un objet de. curiosité plutôt que de crainte, nous voyons les femmes manifester instinctivement une répugnance contre laquelle nous sommes tout à fait désarmés. Or ce n’est point là seulement un de ces détails de, mœurs qui inspirent d’ordinaire aux touristes superficiels des réflexions d’un goût douteux sur la prétendue jalousie des maris chinois et sur la malheureuse destinée des dames chinoises. La question nous intéresse d’une façon très directe en ce qu’elle révèle dans l’attitude des femmes l’un des plus sérieux obstacles que nous devions surmonter pour pénétrer au cœur de cette société étrange, où nous cherchons à faire accueillir nos idées, notre civilisation et notre foi. Tant que l’Européen ne sera point admis à franchir le seuil du foyer domestique, la moitié de la nation, la plus influente