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Leonora ou les deux Lucrezia, je ne sais pas non plus si Alphonse II était malin ou magnanime ; mais je suis à peu près sûr qu’ils vivaient l’un et l’autre à une époque où l’Espagne, maîtresse de Naples et de Milan, avait donné ses mœurs à toute l’Italie. Représentez-vous une cour où règne l’étiquette castillane et cette gravité d’humeur mêlée de morgue qu’on appelait le sussiego ; représentez-vous un prince jaloux de son autorité et pointilleux sur le cérémonial ; représentez-vous un poète absorbé dans ses chimères, peu soucieux des convenances, impatient de tout frein et se donnant des libertés, et vous n’aurez pas de peine à concevoir que ce prince et ce poète aient fini par se brouiller. Oh ! l’Espagne ! La faute en est à l’Espagne. Telle est l’opinion de Balbo.

Quatorzième tassiste. — S’il est une chose avérée, monsieur le baron, c’est que le Tasse avait l’esprit fantasque et la passion du changement. Bien qu’à Ferrare il eût bouche en cour, qu’il y fût défrayé de tout, caressé, choyé, cet inconstant, dévoré d’une inquiétude secrète, ne pensait qu’à déloger à la sourdine. On a la preuve qu’en 1575 il entra en négociation avec le grand-duc de Toscane et fut sur le point de s’engager à son service. Alphonse en fut instruit. Est-il surprenant qu’il ait retiré son amitié à l’ingrat dont ses bontés ne pouvaient fixer l’humeur volage ? Telle est l’opinion du marquis Gaëtano Capponi.

Il se trouva, madame, continua le baron, que les trois derniers orateurs furent trois prêtres d’Esculape. Il y parut bien, comme vous allez voir. Le premier me recommanda la lecture de Faustini, historien ferrarais, lequel déclare que le duc Alphonse fit enfermer le Tasse dans une maison de santé pour le guérir d’une fistule dont il était fort incommodé. — Je ne crois pas à la fistule du Tasse, s’écria le second. Rappelez-vous cette lettre que le duc écrivit à ses agens diplomatiques auprès de la cour de Rome : « Dites au Tasse que je suis prêt à le recevoir en grâce, mais il faut qu’il commence par confesser qu’il est plein d’humeurs peccantes, ma bisogna prima ch’egli riconosca che è pieno di umor melancolico, et j’exige aussi qu’il consente à se laisser purger. » De guerre lasse, Torquato se laissa purger, mais j’incline à croire qu’on le purgea trop. — Oh ! oh ! dit le troisième médecin, le Tasse avait une maladie bien autrement grave que l’hypocondrie : il se défiait de la faculté, il avait une foi implicite aux empiriques et passa sa vie à se droguer sur la parole des marchands d’orviétan. Monsieur le baron, c’est l’orviétan qui a causé tout le mal.

Ainsi par la le dix-septième tassiste. Madame, les Romains passent aisément d’un extrême à l’autre. Tout à l’heure dignes et impassibles comme des Catons, vous les voyez l’instant d’après gesticuler comme