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M. de Fezensac s’engagea comme simple soldat au mois de septembre 1804 ; il avait alors vingt ans. Il débuta par le camp de Boulogne ; son livre s’ouvre par une agréable description de la vie qu’on menait au camp. La baraque, la gamelle, l’uniforme, les corvées, tout est peint avec une gaîté de bon goût. Le jeune volontaire, sortant des plus brillans salons de Paris, avait quelque peine à se faire à cette vie si nouvelle. « Mon début, dit-il, fut assez ridicule. Mon capitaine eut la complaisance de me mener au magasin pour me faire habiller. Je recommandai au maître tailleur de m’envoyer mes effets le plus tôt possible. Il ne me répondit que par un sourire. — Vous ignorez que nous avons ici une habitude, me dit le capitaine ; on ne porte point les habits aux soldats, ce sont eux qui vont les chercher. — En retournant au camp, je lui dis qu’avec un pareil costume je croirais jouer la comédie, plaisanterie fort déplacée à faire à un officier, lui-même ancien soldat. — Je le conçois, répondit-il, mais j’ai peur que le spectacle ne vous semble long, et vous savez que, les billets une fois pris, on n’en rend pas la valeur. — Je suis bien aise d’établir ainsi la réputation d’esprit de mon premier capitaine, fût-ce à mes dépens. »

Tel est le ton jusqu’au bout, simple, aimable, sans affectation d’aucune sorte. Malgré cette petite histoire et quelques autres du même genre, tout aussi bien racontées, le soldat gentilhomme devint bientôt populaire parmi les soldats pour sa bonne humeur et sa bonne volonté. Il avait de l’argent et régalait quelquefois ses camarades, ce qui fait toujours un bon effet. Un mois après son arrivée au camp, il fut nommé caporal, — trois mois après sergent, puis sergent-major, puis sous-lieutenant, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’il dut l’épaulette d’officier à l’élection, par suite d’une loi républicaine que l’empire n’avait pas encore abolie. Les sous-lieutenans désignaient trois candidats parmi les sous-officiers, et les lieutenans en choisissaient un. L’avancement n’a jamais été si rapide dans l’armée que sous l’empire de cette loi ; c’est elle qui a fait si vite des généraux avec de simples soldats.

Au mois de septembre 1805, l’armée passa le Rhin, et M. de Fezensac fit sa première campagne. Il était à Ulm, lors de la capitulation de Mack. Ce beau début, bientôt suivi de la victoire d’Austerlitz, couvrit de gloire la grande armée, mais les troupes souffrirent beaucoup des marches forcées qu’on leur fit faire. Les généraux n’avaient ni le temps ni les moyens de se procurer régulièrement de quoi nourrir une si nombreuse armée. C’était autoriser le pillage, et les pays qu’on traversait l’éprouvèrent cruellement. Le pillage même ne suffisait pas ; soldats et officiers manquaient souvent du nécessaire. On voit ici, dès le premier pas, le défaut capital du système militaire suivi par Napoléon, celui qui devait tôt ou tard amener des revers. La promptitude de ses mouvemens étonnait et déconcertait l’ennemi ; mais on mourait de faim au milieu des victoires. Sur les millions d’hommes que les guerres de l’empire ont dévorés, un dixième peut-être a péri sur le champ de bataille, le reste a succombé à la misère.

Le mauvais temps rendait ces souffrances plus vives. La campagne remplit les mois d’octobre, de novembre et de décembre, dans des pays où l’hiver est rude et précoce. « À aucune autre époque, dit M. de Fezensac, excepté la campagne de Russie, je n’ai autant souffert ni vu l’armée dans