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doit être de se faire un instrument parfait. Se mettre en état d’exprimer ses sentimens et ses pensées, de reproduire exactement les mille phénomènes de la ligne et de la couleur; se bien pénétrer de cette idée qu’un peintre qui ne sait pas dessiner, qui ne connaît pas les lois harmoniques des couleurs n’est pas un peintre; en un mot que la science du métier prime le choix du sujet; être convaincu que toute théorie qui dispense du savoir est pernicieuse : tels sont les points essentiels pour tout homme qui a la prétention de laisser une œuvre durable dans les arts du dessin.

Les frères Le Nain remplissent-ils toutes les conditions de ce programme? Assurément non. Ils ont reçu leurs premières leçons d’un peintre flamand resté inconnu, et il ne paraît point qu’ils aient fait de puissans efforts pour agrandir l’étendue de leurs connaissances et perfectionner leur procédé. L’un d’eux, croit-on, vit l’Italie; aucune des œuvres qui portent leur nom ne témoigne des impressions qu’il aurait éprouvées pendant ce voyage. Si le fait est vrai, il n’a pas eu la moindre action sur l’artiste; sa manière de peindre ne s’en est nullement ressentie. Comme ses frères, il a continué d’abuser des tons lourds et froids, de violer les plus simples lois de la perspective. D’autre part, ses qualités originales n’ont point non plus été entamées, et c’est un bonheur. En effet, ce n’est pas une médiocre preuve d’énergie que d’avoir, au XVIIe siècle, osé s’arrêter et se complaire aux scènes de la vie des plus humbles professions, des intérieurs les plus modestes. Et il fallait que la jeune Académie de peinture professât un éclectisme peu ordinaire pour avoir admis les trois frères à faire partie de sa société. La vérité sur cette énergie dont nous faisons aujourd’hui un mérite aux Le Nain, c’est que, nés et élevés en province, gens de forte race, aimant et n’aimant que le milieu social où ils avaient grandi, ils n’ont jamais eu ni le goût ni l’ambition de se poser en maîtres. Ils peignaient simplement, naïvement, les mœurs de leurs voisins, de leurs égaux. Ils confiaient à la toile le spectacle des scènes auxquelles ils eussent pris part, s’ils n’avaient été peintres. Et s’ils ont fait leur tour de France, ce qui semble ressortir de certains indices habilement recueillis et rapprochés dans leurs ouvrages, ils l’ont fait à peu près comme eût pu le faire leur forgeron. Paysans, contrebandiers, gens de labeur, soldats, musiciens, vagabonds et mendians, jeunes femmes occupées autour de leurs nourrissons, enfans désœuvrés, mais rarement enjoués, tels sont les personnages familiers aux Le Nain. Et tous, ils ont cette attitude particulière, cette rigidité des muscles du visage, que donne la vie pénible et gagnée, selon l’Écriture, à la sueur du front, avec cela l’air doux, mais peu ouvert et peu intelligent (sauf quelques exceptions), un air d’abattement plutôt que de résignation, car la résignation suppose une première révolte intérieure