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l’admirable génie de Nicolas Poussin : il nous reste à le faire voir dans l’une de ses applications excessives, car il y a dans les arts en France une singulière loi de libration, phénomène très particulier d’action et de réaction qui paraît nous interdire la stabilité dans le juste milieu qui convient à notre raison cependant. C’est ainsi qu’après le réalisme expressif des miniaturistes nous assistons au développement de l’idéalisme, dont la manifestation la plus haute se trouve dans les œuvres de Poussin. Après Poussin, nous retombons avec les frères Le Nain dans le réalisme le moins déguisé, le moins préoccupé de noblesse et d’élévation. Le Sueur conserve seul le merveilleux équilibre entre les deux tendances. Le Brun réagit de nouveau dans le sens de la fausse grandeur. À l’école de ce maître succède celle du XVIIIe siècle, qui retourne par une pente rapide à l’extrême négation de tout ce qui est grand. Le réalisme de Chardin a plus de hauteur toutefois que celui des Le Nain ; aussi est-ce dans l’œuvre de ces artistes qu’il est bon de l’étudier pour le bien connaître. On ne saurait choisir, à ce point de vue, un meilleur objet d’étude que les travaux de cette famille d’artistes, les frères Le Nain, qu’on a pu très justement nommer les peintres du réel sous Louis XIII. Et d’ailleurs c’est prendre le principe dans l’une de ses premières et de ses plus naïves expressions que de l’aller chercher dans l’œuvre de ces peintres si longtemps oubliés qu’on remet en honneur aujourd’hui.

On ne sait que fort peu de chose de la vie des frères Le Nain, et le peu que l’on sait, on le doit aux patientes recherches de M. Champfleury, qui s’est pris pour les artistes laonnais de passion si fervente, qu’il a réussi à ramener sur eux l’attention de la critique. Quinze années d’investigations de toute sorte, visites dans les églises, dans les musées de Paris et des départemens, dans les collections particulières, dépouillement de catalogues, recherches dans les archives de la petite ville où sont nés ces peintres, tout cela, semble-t-il, aurait dû produire quelques résultats positifs. Disons à notre grand regret qu’il n’en est rien.

Tout ce que l’ardente et tenace curiosité de M. Champfleury a pu découvrir sur les frères Le Nain est un passage des Mémoires manuscrits de dom Leleu sur la ville de Laon où il est assez longuement question d’eux, mais sans la moindre précision. « En ce temps fleurirent trois habiles peintres natifs de Laon, » ainsi débute le manuscrit, et en ce temps, cela signifie vers 1632. Nous ne savons donc rien sur la date de naissance de chacun des trois frères ; la date de leur mort est également incertaine. Les divers papiers conservés à l’École des beaux-arts ne sont pas du tout d’accord sur ce point. Le seul fait positif, c’est qu’ils ont été tous les trois de l’Académie de peinture, leur nom étant porté sur le registre des premières