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d’une semaine de lectures acharnées, j’étais hors de combat, je n’en pouvais plus, j’étais pris de spasmes, d’étouffemens. Avant tout, comme dit le proverbe, il faut vivre. Par ordonnance du médecin, j’enfermai dans une armoire l’honnête Serassi, Rosini, Guasti ; je me procurai un fusil à deux coups, des guêtres, un carnier, une casquette en peau de lapin, et me voilà courant la campagne.

— Et vous rêviez d’Herminie en ajustant une bécasse ! dit M’ne Roch.

— Les bécasses n’y perdaient rien, madame ; sans compter que je suis bon tireur, j’étais d’une humeur massacrante. Outré d’indignation contre la nature et contre la médecine, malheur au gibier qui passait à portée de mon fusil ! Cependant un jour, en revenant de la chasse, j’appris une nouvelle qui me fit plaisir : mon ami, le marquis Moroni, absent de Rome pendant deux mois, était de retour depuis la veille. Équipé comme j’étais, je courus chez lui…

— Pardon, baron, interrompit encore Mme Roch ; mais dans votre e histoire vous courez toujours. Pour qui vous connaît, cela tient du prodige.

— Mettons, madame, que ce soit une hyperbole. Tout ce que je veux dire, c’est qu’en me présentant chez le marquis Moroni, j’étais hors d’haleine. Je jetai mon fusil d’un côté, ma carnassière de l’autre, et m’étant laissé tomber dans un fauteuil : — Mon cher César, lui dis-je, je suis le plus malheureux des hommes.

Il me regarda d’un air de doute : — Je sais ce que c’est, me dit-il. Je vous vois en costume de chasse ; tout à l’heure un lièvre est parti entre vos jambes, et votre fusil a fait long feu.

— Oui, vous avez deviné, repris-je avec plus de calme ; oui, marquis, je suis le plus malencontreux des chasseurs… Mais que parlez-vous d’un lièvre ? Il s’agit d’un cerf dix cors à la superbe ramure. J’étais sûr de mon fait : déjà les chiens avaient empaumé la voie, mes piqueurs criaient victoire. Et quelle clé de meute, marquis ! Serassi, Rosini, trente in-octavo, deux in-quarto !… Hélas ! tout cela n’a servi de rien, et j’ai trouvé buisson creux… — Et à ces mots, me renversant dans mon fauteuil : — O masque ! masque fatal ! m’écriai-je, tu me poursuis, tu me hantes, tu m’obsèdes ! Le jour, la nuit, tu es mon tourment, mon supplice. Masque de cire, qui me délivrera de toi ?

— Oh ! pour le coup, dit le marquis, je ne vous comprends plus. Un cerf dix cors, Rosini, Serassi, un masque de cire qui court après vous… Passe encore si nous étions en carnaval.

Je lui contai ma petite histoire ; il n’eut garde d’en rire. Les Italiens ont cela de bon que tout sentiment vrai les intéresse. Ce peuple intelligent et sensible professe le spiritualisme de la douleur ;