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esclave dont la vie se résume dans le mot obéir; elle agit sous l’impulsion d’un autre, elle exécute ses ordres, elle travaille pour lui, elle ne retient pas une obole de tout l’argent que lui rapporte son malheureux état. C’est donc en réalité une créature fort misérable et qu’il serait inhumain de mépriser, puisqu’elle exerce sans volonté et sans profit pour elle sa honteuse profession. Vers l’âge de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, elle devrait, suivant la teneur du contrat qui l’a liée à la maison de thé, être rendue à elle-même et reconquérir son indépendance. Tel n’est pas le dénoûment ordinaire de ces sortes de marchés, à moins qu’elle ne soit laide ou disgraciée de la nature, ce qui est à peu près son unique chance d’être libre au temps fixé. Si au contraire elle est jolie, le maître abuse de son ignorance pour la retenir en son pouvoir; il lui fait contracter des dettes en lui servant une nourriture plus succulente ou en lui vendant des bijoux ou des étoffes plus précieuses qu’il n’est obligé de lui en fournir. Bien peu d’entre elles ont assez de force pour résister à des tentations si attrayantes. Elles s’endettent, et comme elles ne possèdent, au terme de leur engagement, nulle autre chose au monde que leur corps, elles sont bien forcées, afin de se libérer, de le vendre pour un nouveau délai. Ainsi, par un enchaînement de circonstances qui les dominent, il arrive souvent à ces infortunées créatures de s’éteindre dans la maison même où elles sont entrées petites filles, où elles ont flétri leur jeunesse dans un métier d’ignominie, et où, vieilles et enlaidies, elles trouvent un dernier asile comme servantes (kols-koï), comme surveillantes (o-bassan), ou comme maîtresses d’école, de danse ou de musique: On en voit çà et là quelques-unes dont les charmes ou les bonnes qualités captivent des hommes qui les rachètent en payant leurs dettes; mais la plupart se résignent à mourir dans l’état où elles ont vécu[1].

  1. Les djoro-jas (maisons de thé) et toutes les personnes qui les habitent sont placées sous la surveillance de la police. Une djoro ne peut se promener dans la rue sans être munie d’un fouddé, espèce de passeport, qui doit être renouvelé chaque mois, et pour lequel le propriétaire de la maison de thé doit payer une somme assez considérable.