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des reins par une étroite ceinture (obi), à laquelle on suspend, l’écritoire, la blague à tabac, la pipe et l’éventail. Les femmes portent un costume plus coquet : leurs beaux cheveux sont lissés avec soin, ornés de longues épingles et relevés par des peignes d’écaille jaune ; elles sont fardées à l’excès ; le rouge et le blanc forment des couches épaisses sur leur front, leur col et leurs joues ; les plus hardies ont doré leurs lèvres, de plus modestes se contentent de les rougir avec du carmin. Les femmes mariées ont, suivant la coutume, les sourcils rasés et les dents noircies, ce qui est loin de les embellir à nos yeux[1]. Les jeunes filles au contraire, que la loi ne soumet pas à cette coutume barbare, sont charmantes : elles ont les plus belles dents du monde, de doux yeux, des sourcils noirs et bien arqués ; au visage d’un pur ovale, elles joignent une taille svelte, des formes gracieuses, des façons remplies de naïveté et souvent d’une remarquable distinction. Il faut les voir s’aborder avec de profonds saluts et d’aimables sourires, il faut les entendre dire en passant l’une devant l’autre : Mâ-pira gpmen assaï, demandant ainsi pardon d’un dérangement illusoire, pour se convaincre que le peuple japonais est, dans tous ses représentans, le peuple le plus affable et le plus poli du monde.

Tout à coup une grande rumeur s’élève : la foule s’entr’ouvre et laisse passer à travers ses rangs une troupe de baladins ambulans ; les premiers jouent du fifre, du tam-tam, de la grosse caisse et du sam-sin (guitare à trois cordes) ; d’autres sont chargés de planches et d’outils ; les derniers sont au nombre de trois, et chacun d’eux porte à califourchon sur ses épaules un enfant de dix à douze ans, bizarrement fardé et accoutré. En un clin d’œil, les machinistes ont arrangé la scène et disposé les décors. L’action va se passer au milieu d’un jardin : il y a des buissons, des arbres, une petite maison ; les accessoires même ne font pas défaut. Les musiciens ont pris place ; les trois enfans se détirent les jambes sur le plancher du théâtre improvisé, et laissent à leurs habilleurs le soin de réparer le désordre de leur toilette ; le directeur est à son poste ; on frappe trois coups sur le tam-tam, et la représentation commence.

Ce qu’on jouait cette fois-là, je n’en ai saisi ni les beautés ni les détails ; c’était un tissu de déclamations et d’invraisemblances. Une

  1. Les dents blanches et les sourcils bien dessinés sont aussi aux yeux des Japonais des attributs nécessaires de la beauté. Les femmes, en s’enlaidissant après leur mariage, font un sacrifice dont il ne faut pas méconnaître la valeur. En devenant mères de famille, leur devoir est d’être fidèles épouses, mères attentives. Leur beauté devient une qualité dont elles ne doivent plus s’occuper beaucoup, et pour montrer qu’elles abdiquent toute prétention de plaire, elles se soumettent à l’usage de se noircir les dents et de se raser les sourcils.