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pour ne laisser subsister que ce qu’elles ont eu d’agréable. L’ingratitude, qu’on reproche aux Chinois, n’est certainement pas le vice des Japonais. Ils gardent un long souvenir du bien qu’on leur a fait, de même qu’ils ne pardonnent pas le mal qu’on leur a causé. Reconnaissance et ressentiment sont des manifestations en sens contraire d’une seule et même qualité de l’âme. Qui porte cette qualité en soi est capable de dévouement et de haine : elle existe chez les Japonais, et il n’est pas besoin de rapporter à un autre mobile leur patriotisme fanatique et leur farouche passion de vengeance.

Si on voulait recevoir l’impression vive de ce que le Japon offre de curieux et d’étrange, il faudrait y arriver directement d’Europe. On aurait alors sous les yeux un spectacle d’un effet saisissant : tout ce qu’on verrait, tout ce qu’on entendrait serait pendant les premiers jours chose extraordinaire et digne d’observation ; mais la plupart des étrangers qui débarquent à Nagasacki sont des voyageurs émérites, qui depuis des années, ou au moins depuis leur départ d’Europe, ont pris une telle habitude de voir changer sans cesse devant eux les hommes et les choses, qu’ils sont devenus presque insensibles à l’attrait de la nouveauté et enclins à confondre ce qui est original et caractéristique avec ce qui est commun et banal. L’homme s’accommode rapidement aux circonstances les plus diverses, et c’est avec une aisance vraiment merveilleuse qu’il se façonne au milieu où il est forcé de vivre : le désert ou l’océan, la montagne ou la plaine, la diversité ou l’uniformité, tout lui devient bientôt familier. L’étranger qui débarque au Japon se trouve le plus souvent dans la disposition d’esprit d’un homme qui, assis devant une lanterne magique, aurait vu, pendant une longue soirée, passer devant ses yeux mille formes bizarres : s’il ne se lasse pas à la fin de cette continuelle métamorphose, s’il ne déserte pas le spectacle, il est au moins accoutumé aux surprises, sa curiosité s’émousse, et les figures les plus singulières n’ont plus le pouvoir d’exciter en lui une vive émotion.

Cependant je n’ai pas connu d’Européen qui ait débarqué à Nagasacki sans avoir été frappé de l’admirable situation de la ville et de la beauté ravissante du panorama. Le port est étroit : il mesure trois milles de long et à peine un mille de large. Il est dominé par de hautes collines couvertes d’une végétation luxuriante, de champs bien cultivés, de villages et de bourgades, de temples et de maisons isolées, dont les blanches murailles et les grands toits aux tuiles luisantes jettent, sous les feux du soleil, un éclat singulier à travers l’épais feuillage des arbres séculaires. Si le paysage n’y offre pas l’aspect grandiose ou magnifique de certains sites célèbres, en revanche on n’y sent aucun défaut, et tout semble à l’envi concourir