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si une foi sincère se laissait arrêter par ces petites difficultés ! Ah ! les jésuites ! les jésuites !

— Les jésuites, mon père, sont des enfans terribles, capables de tout ; ils ont porté de rudes coups à la réforme, mais ils ont inventé la critique.

À ce mot, il tressaillit comme s’il eût entendu siffler un serpent. — La critique ! Dire que ce mot-là se trouve écrit en toutes lettres et en cent endroits dans ces Acta sanctorum que vous avez eu le tort de lire… Commentarius prœvius, historico-criticus… Vous entendez, historico-criticus… Croyez-moi, les Actes des saints ont empoisonné le monde. Et que penser de la méchante querelle que fît le jésuite Papebroeck à ces pauvres carmes ? Leur soutenir en face qu’ils n’ont pas été institués par le prophète Élie ! quel exemple ! quelle pierre d’achoppement pour les faibles ! Mais, ce qui est plus fort, n’ont-ils pas osé s’attaquer à nous ? Doux Jésus ! ils ont déclaré apocryphes tous les miracles du grand Pierre de Pise, notre saint fondateur ! Étonnez-vous après cela que le monde soit en révolution ! — Et, me serrant le bras : — Voulez-vous savoir quand l’Europe sera sauvée ? C’est le jour où les Acta sanctorum seront brûlés en auto-da-fé sur la place de la Minerve.

— Oh ! oh ! mon père, voilà un moyen de salut dont je ne m’étais pas avisé. Et ce jour-là ne brûlera-t-on que des livres ?

— Le siècle est si sentimental, dit-il d’un ton piteux, et le saint-siège est si timide !

Je regardai fra Antonio avec admiration ; j’éprouvais le saisissement d’un naturaliste qui retrouve une espèce perdue. — Savez-vous, lui dis-je, que vous parlez fort librement de toutes choses ? Il me répondit sèchement : — Rome est une terre de liberté.

— Votre fra Antonio a une façon d’entendre la liberté,… dit le notaire B…

— Chacun a la sienne. La liberté est un grand mystère…

— Ne parlons pas politique ! interrompit Mme Roch ; c’est au Tasse que nous avons affaire, baron : vous tardez bien à nous le présenter.

— Nous y voilà, madame, car ce fut à ce grand nom que je recourus pour conjurer le courroux de fra Antonio. Je n’eus pas plutôt mis mon homme sur ce sujet que son large front plissé se dérida. Mais que pensez-vous que fût le Tasse à ses yeux ? Un grand écrivain, un grand poète, un grand homme ? Vous n’y êtes point : fra Antonio ne voyait en lui qu’un client, un protégé, je dirai presque une créature de son couvent, et, à l’entendre, le plus grand mérite de l’auteur de la Jérusalem était d’être mort dans une cellule de hiéronymite. Il parlait de ce beau génie sur un ton protecteur et compatissant, et ne l’appelait que ce pauvre homme (questo poveretto) !