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monde, le Maranhão et le Parana, dont les sources sont voisines, et qui forment dans leur immense triangle les grandes artères du continent austral, sont aujourd’hui à peu près ce qu’ils étaient à l’arrivée de Cabrai. Jusqu’à ces dernières années, quelques pirogues indiennes en ont seules sillonné les eaux. Entrez dans une ville de l’intérieur : vous y compterez les églises et les couvens par douzaines, et vous n’y trouverez pas une seule maison d’école. Les habitans sont obligés de recourir à Londres ou à New-York pour la plus petite machine, pour le plus mince tronçon de chemin de fer, et le fer se trouve en plusieurs endroits à fleur de terre et presque à l’état natif ! Enfin, chose impossible à croire, c’est quelquefois la Norvège qui alimente de bois de construction ce pays, le plus riche du monde en bois de toute sorte !

Cette répugnance au travail, cette insouciance philosophique que les conquistadores ont toujours professée à l’endroit du comfort, ne peuvent être attribuées à un manque d’énergie, car aucun peuple que je sache n’a déployé dans l’histoire du monde une plus grande somme d’audace et de mâle activité que cette tribu celtibérienne resserrée entre les montagnes et l’Océan. Après avoir refoulé l’islamisme, se sentant à l’étroit dans sa langue de terre, elle affronta la première les redoutables mystères d’une mer inconnue et sans limites, explora les côtes d’Afrique, franchit le Cap des Tempêtes, fraya la grande route des Indes et peupla l’Asie de ses comptoirs, tandis que, d’un autre côté, Cabrai, poussant vers l’ouest, rencontrait ce continent que Colomb avait cherché en vain. Ce fut encore un Portugais, Magellan, qui, bravant les rigueurs du pôle sud, entra dans le Pacifique par une route nouvelle, et procura à ses compagnons la gloire de sillonner dans toute leur circonférence ce globe et cet océan, jusqu’alors fermés à la science et à l’investigation humaines. De tels hommes ne pouvaient comprendre l’esprit nouveau. Écoutez leur idiome si riche, si sonore, si passionné pour chanter les exploits des héros ou les cantiques des saints : il devient muet quand vous lui demandez un traité scientifique ou un livre de pratique industrielle. C’est une langue de paladins et non d’artisans. Telle langue, telle nation. Héritiers du monde romain et dernière personnification du moyen âge, ces hommes d’épée ne voyaient dans