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— De quelle Léonore voulez-vous parler, madame ? De la première, de la seconde ou de la troisième ?

— Je n’en connais qu’une, dit-elle, Léonore d’Este, la sœur du duc Alphonse. Le Tasse l’aima, s’en fit aimer ; il eut le tort de ne pas se taire ; le duc se fâcha, et fit enfermer cet indiscret dans un caveau très sombre, où il demeura sept ans…

— Légende ! conte de nourrice ! répondit le baron d’un air capable.

— Ah ! permettez, lord Byron…

— Oui, madame, lord Byron se fit enfermer dans ce caveau très sombre, et il y passa deux heures à se frapper le front, à sangloter. Lord Byron n’avait pas toujours le sens commun. Cette histoire du caveau est la risée de tous les gens sensés à Ferrare. Le fait est qu’à l’hôpital Sainte-Anne le Tasse habitait un grand appartement fort clair où il écrivit force dialogues, où il recevait force visites…

— Et sa chatte ! répliqua Mme Roch. De grâce, que faites-vous de sa chatte ? Avez-vous donc oublié que, dans cet appartement si clair où l’on ne voyait goutte, le pauvre homme suppliait sa chatte de lui prêter ses yeux en guise de lanternes…

— La chatte est apocryphe, répondit-il en abaissant sur elle un regard de compassion superbe.

Mme Roch leva les bras au ciel. — Dans quel temps vivons-nous ! s’écria-t-elle. On ne croit plus à rien, ni à la chatte du Tasse, ni à Homère, ni à Romulus…

— Les démolisseurs vous répondront, madame, qu’ils croient à leur marteau.

— Le vôtre est de belle taille ! dit-elle en regardant de travers le portefeuille rouge, et après un moment d’hésitation : Baron, ne pourriez-vous nous expliquer en deux mots pourquoi le Tasse est devenu fou ?

— Ah ! madame, que peut-on dire en deux mots ? Il en faut plus de mille pour conter Peau d’Ane.

— Au moins, dit-elle, faites disparaître le sac du procès ; il me fait peur.

— Qu’à cela ne tienne ! répondit-il en rougissant de plaisir. J’en ferai l’usage le plus modéré. Laissez-moi seulement le temps de donner un ordre à mon cocher.

— Mes chers amis, nous dit Mme Roch, nous voilà pris au piège. Il fait dételer, ce qui prouve que son histoire sera longue. Dieu veuille qu’elle soit intéressante ! Quant à moi, je suis tentée de croire à un guet-apens, car enfin ce portefeuille…

— Je me trompe bien, madame, dit le notaire B…, ou il est décidé à donner sa pièce au public, et il est venu faire devant nous sa