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nous plaçant au point de vue de l’auteur nous serions tenus d’admirer ceci comme un des efforts les plus sublimes auxquels puisse s’élever l’âme humaine, illuminée, réchauffée par les flammes du véritable amour. Cette conclusion fort heureusement nous est épargnée. Talbot Bulstrode arrive, comme Jupiter en son nuage, pour dénouer le drame, mettre la justice sur la trace du vrai coupable, et, après une lutte vigoureusement soutenue de part et d’autre, établir, à n’en pouvoir douter, que Steeve Hargraves est l’assassin de John Conyers.


III

« Il n’avait pas lu impunément Wilkie Collins et Dumas, » dit quelque part miss Braddon, vantant l’habileté avec laquelle un de ses héros se joue au sein d’une intrigue assez compliquée. C’est ainsi justement que se pourraient caractériser le talent dont elle a fait preuve et le succès qu’elle a obtenu. Ce succès est du même ordre que celui de la Woman in white et de No Name, bien que l’auteur de ces deux derniers romans nous semble l’emporter de beaucoup par la savante économie des moyens qu’il emploie, par une forme d’une élégance plus soutenue, et aussi, à très peu d’exceptions près, par le soin qu’il prend de ménager la susceptibilité morale de ses lecteurs. Les scrupules qu’il montre à cet égard semblent étrangers à miss Braddon; elle aborde avec un sang-froid surprenant des situations et des détails qui répugnent ordinairement à la délicatesse de son sexe, et, préoccupée du besoin d’arriver à l’effet, elle ne ménage guère ni la hardiesse outrée des aperçus, ni même la crudité des mots. Elle met une évidente affectation à prendre l’accent viril, et, comme il arrive souvent en pareil cas, elle dépasse la mesure, elle force le ton, « elle se déguise trop. » Si exceptionnelle qu’ait été sa vie, — miss Braddon exerce, dit-on, la profession dramatique, — on ne s’explique pas très bien qu’elle ait pu dépouiller aussi complètement la réserve et les timidités qui caractérisent le roman féminin. Ce qu’on s’explique mieux, c’est qu’elle se soit imbue, et plus que de raison, des traditions du drame moderne, et qu’elle ait introduit dans des récits auxquels elles devaient rester étrangères les combinaisons violentes et heurtées, les improbabilités flagrantes, et, pour employer un triste mot, les rubriques de. cet art dégénéré que des excès de tout genre ramènent peu à peu vers la barbarie primitive. Cela s’explique, disons-nous; mais il n’en faut pas moins le déplorer, quand cette corruption du roman par le théâtre altère un talent natif d’une certaine valeur. Or c’est là un regret qu’on ne saurait manquer d’éprouver en lisant ces