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devenu le domestique de John Conyers, est parfaitement au courant de ce qui se passe et se projette. Le premier mariage de mistress Mellish n’est plus un mystère pour lui, et il en retrouverait au besoin la preuve matérielle dans ce certificat que son maître conserve précieusement entre l’étoffe et la doublure d’un gilet de livrée; mais ce n’est pas là pour le moment ce qui l’inquiète : les deux mille livres qui des mains d’Aurora vont passer dans celles de John Conyers lui tiennent bien autrement au cœur.

Ce soir-là même, en rentrant au château, mistress Mellish tombe au milieu de groupes épouvantés. Un coup de feu a retenti dans la direction de l’étang : John Conyers y a été trouvé mort. Après la levée du cadavre viennent les constatations légales. Comment expliquer le meurtre? où chercher l’assassin? Si la situation respective d’Aurora et du défunt était plus généralement connue, l’enquête serait certainement dirigée contre elle. Par hasard et par bonheur, cette situation ne se révèle aux magistrats qu’après le verdict du jury. Mellish apprend d’eux, et seulement alors, le secret qu’Aurora voulait lui dérober à tout prix. A la suite d’un premier élan de douleur, — bien concevable, il faut l’avouer, — il accourt vers elle le cœur plein de tendresse et de pardon; mais il trouve son foyer désert. Aurora s’est enfuie à la hâte aussitôt que Steeve Hargraves, notre idiot diplomate, est venu la prévenir de ce qui se passait. Cette fuite, si suspecte qu’elle soit, n’ébranle pas l’imperturbable confiance de ce mari comme il n’en est guère. Il court sur les traces de sa femme et la rejoint chez Talbot Bulstrode, à qui elle était allée demander assistance et conseil. Celui-ci les renvoie au plus vite dans leur château, et il a raison, car déjà l’opinion s’émeut; de sourdes rumeurs circulent, et on devine quel caractère elles prennent lorsque le hasard fait retrouver, à l’endroit même où John Conyers est tombé, l’arme qui lui a donné la mort. C’est un des pistolets de John Mellish, une de ces armes de luxe qu’il renfermait avec le plus de soin dans une chambre réservée où sa femme et lui pénétraient seuls.

Aurora serait-elle coupable? Le public incline à le penser. Officieusement prévenue par mistress Powell, — que John Mellish a fini par renvoyer de chez lui, et qui d’ailleurs croit sincèrement à la culpabilité d’Aurora, — la police a mis ses agens en campagne. Il n’est pas jusqu’à John Mellish lui-même qui un moment ne révoque en doute la parfaite innocence de son idole. Ceci le trouble évidemment et jette quelque froideur dans leurs relations conjugales; mais il est si bien sous le charme, si complet est son dévouement, si grandiose sa tendresse, tellement inépuisable son indulgence, qu’il prendrait encore son parti de cette dernière aventure, et qu’en