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tous ces argus qui entourent une femme de haut rang? John Mellish est aveugle, aveugle comme l’amour fidèle, à la bonne heure; mais cette ancienne gouvernante qu’Aurora Floyd a gardée auprès d’elle comme dame de compagnie et un peu comme femme de charge, cette mistress Walter Powell dont elle se sait haïe en secret et qui lui fait payer ses respects, ses adulations par un espionnage de toutes les minutes, — et cet autre ennemi plus obscur encore, un groom idiot, Steeve Hargraves, qu’elle a cravaché dans un moment de colère, et qui depuis lors, errant autour du château d’où elle l’a fait expulser, guette une occasion de vengeance, — la laisseront-ils en paix aller et venir furtivement, recevoir des lettres et y répondre?... Aurora le croit sans doute, car elle ne met dans ses démarches ni la moindre mesure ni le moindre calcul, et nous assistons alors à un étrange spectacle, celui d’une grande dame réduite à multiplier de jour ou de nuit les démarches les plus compromettantes pour se rendre aux conférences que lui assigne impérieusement un de ses plus infimes valets. Chacun de ses pas est épié, chacune de ses paroles est recueillie, chacun de ses billets est lu par d’autres yeux que ceux pour lesquels il était écrit. A tous ces mystérieux rendez-vous, un témoin assiste en secret, un témoin, et quelquefois deux. C’est un luxe de trahisons et de surprises que, dans leurs jours de plus grand laisser-aller, nos dramaturges du boulevard n’oseraient se permettre. Derrière chaque porte fermée une oreille est ouverte; au fond de chaque massif d’arbres, dans ce parc de carton peint, un espion se tient aux aguets. Ajoutez à ces moyens, usés même au théâtre, des hasards miraculeux, prodigués pour motiver les situations les plus indifférentes, et faites-vous une idée de l’espèce de lassitude que produit l’abus maladroit de tant de ressources extrêmes.

Mais laissons là les moyens et parlons des résultats. Aurora Floyd, par dévouement pur, nous dit-on, et pour son second mari plutôt que pour elle, veut obtenir l’éloignement définitif de John Conyers; elle lui offre donc, en échange de son silence et de son départ pour l’Australie, une somme ronde de deux mille livres sterling qu’elle obtient de son père, sans lui expliquer, bien entendu, la destination de cet argent. Le traité final se conclut ensuite à dix heures du soir, au bord d’un étang du parc et par-devant deux témoins dont les parties contractantes se gardent bien de soupçonner la présence. L’un des deux est Steeve Hargraves, cet idiot dont nous avons parlé, lequel a toujours sur le cœur le rude traitement qu’il a subi et la perte de la position qu’il occupait au château. Près de lui, — tout idiot qu’on veut bien le croire, — Figaro n’est qu’un enfant ou un niais. En effet, grâce aux billets qu’il décachette, grâce aux conversations secrètes dont il ne perd pas un mot, Steeve Hargraves,