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chevelure. George cependant, fidèle au rendez-vous qu’il sait accepté d’avance, fausse compagnie à son ami Robert, et, tandis que celui-ci sommeille auprès de ses lignes de pêche, vient seul frapper aux portes d’Audley-Court, où il demande à être admis près de la belle châtelaine. On lui indique, comme devant le conduire vers elle, la grande allée des tilleuls, où ses gens l’ont vue pénétrer. Il l’y suit, se plonge comme elle sous ces massifs de feuillage, et de ce moment George Talboys disparaît à tout regard humain. Lady Audley, elle, rentre paisiblement au château une heure après, apportant des masses de fleurs d’automne dans les plis de sa robe de mousseline, un livre à la main, un joyeux refrain sur les lèvres. On lui annonce la visite de Talboys, et c’est à peine si ses fins sourcils se rapprochent à ce nom maudit. Puis, d’un pas agile, avec une petite moue dédaigneuse, milady remonte dans ses appartemens. Là, sur la table du boudoir, elle retrouve le gant de George : un coup de sonnette impérieux appelle Phœbé Marks. « Débarrassez-moi de ce fouillis, » dit la maîtresse. En un clin d’œil, le gant est balayé dans le tablier de la soubrette avec quelques fleurs séchées et quelques débris de papier, après quoi l’adroite fille, répondant à une question de milady sur l’emploi de sa journée, lui laisse entendre, par un mot significatif, que ce qui s’est passé dans la profondeur des bois n’est pas un mystère impénétrable pour certains regards qui, du haut des combles du château, planaient sur les campagnes environnantes. En ce moment, les yeux des deux femmes se rencontrent, et une gracieuse promesse de protection tombée des lèvres de lady Audley scelle un pacte qui les lie pour jamais l’une à l’autre.

Toute complicité a ses périls, et celle d’une femme est doublement dangereuse. Phœbé Marks est à la discrétion d’un rustre qu’elle a promis d’épouser et qui la domine par la terreur. Elle lui a déjà livré, sans le vouloir, un des nombreux secrets de lady Audley, qui conserve imprudemment, dans le double fond d’un écrin, des cheveux blonds, un bas d’enfant, mystérieuses reliques du petit être que la femme de sir Michaël va parfois à la dérobée combler de cadeaux et de caresses. Phœbé révélera de même à son brutal fiancé la découverte qui met à leur entière merci l’opulente châtelaine. Dieu sait si dans les mains de cet avide subalterne une pareille arme restera sans emploi. Il veut épouser Phœbé ; lady Audley a perdu le droit de s’y opposer. Il exige pour dot le droit au bail d’une auberge voisine ; lady Audley devra l’acquérir pour lui, et fournir amplement aux frais de son installation. Elle tombe enfin, premier châtiment de son double crime, dans la sujétion de ce misérable ivrogne, dont la femme voudrait en vain modérer les exigences toujours croissantes.