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que réclame chez nous une municipalité tutélaire, le mariage deviendrait impossible, et le roman s’arrêterait court dès la première page. Lucy Graham effectivement n’est autre qu’Helen Maldon. De même que son mari l’avait quittée, de même, après quelques mois de misère mal supportée, elle a quitté son père et son enfant, pour aller sous un faux nom à de nouvelles destinées. C’est alors qu’elle est parvenue à se faire accueillir, sans examen ni références, dans une maison d’éducation dont le patronage lui a suffi plus tard pour être admise chez le docteur Dawson.

Un lecteur expérimenté peut déjà voir au prix de quelles énormes invraisemblances s’engage le drame au seuil duquel nous nous trouvons ; mais enfin voilà l’intrigue nouée. Robert Audley, dont les vacances se passent ordinairement à Audley-Court, et qu’y attire de plus le désir d’être présenté à sa nouvelle tante, veut y conduire son ami George Talboys. Prévenue de ce dessein, qui l’épouvante à bon droit, lady Audley cherche par tous les moyens imaginables à éviter la rencontre fatale que le hasard semble lui ménager ainsi ; mais une série de futiles incidens déjoue les précautions qu’elle a prises à cet égard, et tandis qu’elle est volontairement absente de son château, Robert et George, grâce à l’innocente complicité d’Alicia Audley (l’espiègle fille de sir Michaël, en secret éprise de son indolent cousin), pénètrent dans le sanctuaire de ses appartemens intimes. Ils y trouvent son portrait, peint avec la minutieuse ressemblance qui caractérise l’école moderne. L’effet de cette espèce d’apparition sur le malheureux dont elle ravive la douleur et qu’elle plonge dans le plus profond étonnement est essentiellement dramatique, ou plutôt théâtral, dans le sens le plus précis qu’on puisse donner à ce mot. Un quart d’heure de contemplation muette ne laisse plus aucun doute à George Talboys, et son gant, tombé de ses mains frémissantes, reste là devant cette toile comme un défi porté à la femme coupable. En le voyant, lady Audley devine tout, et sa pénétration va jusqu’à lui faire comprendre que dès le lendemain même une rencontre est inévitable entre elle et George. Cette entrevue décisive, elle l’attend avec un impénétrable sang-froid, oisive et souriante comme à l’ordinaire, et concentrant, pour faire face à l’orage qui plane sur elle, l’obstination énergique de sa volonté, les ressources infinies de ruse et d’audace qu’elle dissimule si bien sous un extérieur gracieux, sous des formes caressantes. — En cette brillante journée de septembre, et tandis que sir Michaël va visiter ses fermiers, lady Audley parcourt les divers appartemens de sa vaste résidence, tantôt assise à son piano, tantôt arrêtée devant un des arbustes de sa serre, ou bien, regagnant son cabinet de toilette, occupée à faire remettre en ordre par sa suivante favorite, Phœbé Marks, les boucles souvent dérangées de sa luxuriante