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— À la mer les chaloupes ! cria le capitaine.

L’une des baleinières s’était brisée par l’effet de la secousse qu’avait éprouvée le navire en touchant le roc ; l’autre fut amenée à grand’peine, et douze marins s’y jetèrent à la hâte. Quant à la chaloupe proprement dite, elle avait été défoncée sur le pont même par la chute du mât foudroyé. Restait encore le canot du capitaine dans lequel on embarqua les mousses, les novices et les officiers ; ces derniers avaient ordre de se diriger au plus vite sur l’île de Chausey pour y demander des secours. Le capitaine demeura sur son navire avec les deux Cancalais et quelques vieux marins décidés à ne quitter leur chef qu’à la dernière extrémité.

Cependant l’Orion s’entr’ouvrait, et les vagues qui le faisaient talonner sur les pointes aiguës des récifs commençaient à l’envahir.

— Il est de mon devoir de rester ici, dit le capitaine à ceux qui l’entouraient ; gagnez le rocher, vous autres…

Les marins se retirèrent donc sur le récif aux parois glissantes, qu’ils gravirent péniblement, et là, réunis en un groupe serré sur l’étroit espace que la mer menaçait de toutes parts, ils s’assirent les genoux au menton.

— La mer monte, n’est-ce pas ? demanda Laurent à son ami.

— Peut-être, répondit Daniel ; quelle heure est-il ?

Quand le capitaine a fait sonner sa montre, dit un des naufragés, j’ai entendu deux coups.

— Deux heures, reprirent les autres, la mer monte !

— Ah ! si ceux qui sont dans les embarcations ramaient bien !… dit Laurent.

— Il leur faut plus de deux heures pour aller à Chausey et autant pour revenir… Nous sommes en grande marée, et le flot marche si vite !…

Comme ils échangeaient ces tristes paroles sur le récif, un bruit sourd frappa leurs oreilles : c’était la mâture de l’Orion qui tombait à la mer. La lumière de l’habitacle s’éteignit, et la poupe du navire sombra lentement, pareille à la tête d’une baleine qui se cache sous la vague. Un sourd gémissement se fît entendre au milieu du bruit de la mer ; une forme humaine se débattant à travers les cordages et les vergues entraînés à la dérive se montra vaguement sous les flocons d’écume, et puis tout disparut ; le capitaine de l’Orion venait d’être englouti avec les débris de son navire. Et la mer montait rapidement ; les lames arrivaient comme au galop, tumultueuses et pressées, escaladant les flancs abrupts du rocher sur lequel une demi-douzaine de malheureux se tenaient cramponnés.

— Laurent, cria Daniel, gagnons la pointe du rocher avant que les autres ne s’en emparent.