Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/948

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

printemps de l’année suivante, il ne perdit pas entièrement cou-’ rage ; mais au lieu de revenir à La Houle, où les commères auraient pu rire de sa mésaventure, il s’avança au large jusqu’à l’archipel de Chausey. Dans ce labyrinthe de petits îlots cher aux naturalistes, le poison est abondant, et, pour qui aime à pêcher, nul endroit ne peut être mieux choisi.

La journée avait été belle et très chaude pour la saison. Vers le soir, de grosses nuées d’orage s’accumulèrent du côté du nord, la brise devint plus faible. Le commandant Kelmère, empêché par le calme de revenir à Cancale, prit le parti de passer la nuit dans l’île de Chausey ; il amarra le Foudroyant le long du quai, et descendit à terre en compagnie de Jambe-de-Bois et de son mousse. La mer, unie comme un miroir, paraissait plus blanche encore sous le sombre voile de nuages qui obscurcissait le ciel. Quelques barques de pêche se montraient dans l’espace compris entre Chausey et les côtes de la Manche ; dans la direction de Jersey, cinq bu six cutters dressaient au-dessus des flots apaisés leurs mâts chargés de voiles, et bien loin au large, vers l’ouest, les huniers d’un grand navire à demi gonflés par le dernier souille de la brise se détachaient vaguement comme une vapeur diaphane. Un peu avant le coucher du soleil, un éclair sillonna la nuée qui montait toujours sur l’horizon, un violent coup de tonnerre retentit dans le lointain, et le vent se mit à souffler avec un bruit strident. En un instant, les vagues se soulevèrent, couronnées à leur sommet d’un panache d’écume ; la pluie tomba à grosses gouttes d’abord, puis par torrens, et cette immense étendue de l’Océan, s’assombrissant aussitôt, ne présenta plus que le lugubre aspect de flots verts roulant les uns contre les autres dans un désordre terrible. Tout ce qu’il y avait de voiles au large disparut dans l’obscurité ; seulement, quand l’éclair lançait à travers l’espace son éblouissante clarté, on distinguait çà et là. les barques et les cutters fuyant la tempête dans toutes les directions, et bondissant sur les lames comme on voit les brebis frappées d’une terreur subite bondir à travers les guérets. Tous ces petits bâtimens eurent bientôt trouvé un abri dans quelque crique, au fond d’une anse ; mais il n’en était pas de même du grand navire que l’orage avait surpris entre l’île de Jersey et Saint-Malo, tout près des écueils dangereux nommés les Minquiers. Ceux qui le montaient connaissaient parfaitement ces parages, car le navire appartenait au port de Granville, et il se disposait à y rentrer, après une traversée de deux mois. L’Orion, — c’était son nom, — armé pour la pêche de la baleine, venait en dernier lieu du cap de Bonne-Espérance ; sur sa route, il avait rencontré le navire de Boston à bord duquel les deux marins de Cancale, Daniel et son ami Laurent, avaient été recueillis au sud du banc de Terre-Neuve, et il s’était chargé de les rapatrier.