Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/947

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dit un jour avec aigreur : — Il ne tenait qu’à toi d’être la femme du commandant, et tu ne Tas pas voulu ! Il s’agissait cependant de mon bonheur autant que du tien !… Mais non, tu avais l’idée ailleurs. Vous ne voulez épouser que des gens qui naviguent, vous autres paysannes !

Jenny ne répondit que par un soupir. — Pour comble de malheur, continua la fermière, il faut que la mer enlève d’un seul coup deux jeunes gens sur qui tu pouvais te rabattre !… Dame ! ils ne valaient pas à eux deux la moitié de M. Kelmère ; mais enfin le grand brun possédait quelque chose par son père, et le petit blond devait avoir sa part du trésor…

Il restait donc généralement admis que le coffret retiré du fond de la mer renfermait un trésor. Bien que l’on vît le père Laurent, dit Jambe-de-Bois, aussi pauvrement vêtu que par le passé et coiffé, les dimanches et fêtes, d’un vieux chapeau qu’il tenait de la générosité de son ami le commandant Kelmère, on s’obstinait à le considérer comme riche. Quand une erreur est accréditée dans le public, elle persiste en dépit de toute raison.


V. — LES DEUX AMIS.

La franchise de Jenny avait affligé le commandant Kelmère ; il n’en voulait pas à la jeune fille, mais il ne se souciait point de retourner à la ferme. Le vieux marin ne quittait plus La Houle ; il éprouvait un redoublement de tendresse pour la mer, à laquelle il se reprochait de n’être pas demeuré fidèle jusqu’à la fin. Quelques-uns de ses anciens camarades étant parvenus au grade d’amiral, il se persuadait qu’il aurait pu, lui aussi, arriver à commander une escadre, s’il ne se fût si tôt retiré du service, et pourtant il n’avait jamais eu sous ses ordres qu’un petit cutter garde-côte ! Toutes ses conversations avec le père Laurent roulaient sur les promotions passées et présentes. C’est à la fois le chagrin et la consolation des gens en retraite de croire qu’ils auraient pu être ce que sont les mieux doués ou les plus favorisés d’entre leurs contemporains. À défaut de vaisseau de ligne, le commandant Kelmère se décida un jour à armer un bateau de pêche qu’il baptisa du nom sonore de Foudroyant en souvenir du bâtiment sur lequel il avait servi avec le grade d’enseigne. L’espoir de trouver au pied du Groin un vrai trésor composé de belles guinées sonnantes ne l’abandonnait pas : c’était désormais la seule, la dernière expédition qu’il lui fût permis d’accomplir. À la grande marée d’équinoxe, au mois de septembre, il s’en alla draguer dans les rocs d’où il avait retiré le coffret plein de faux assignats ; mais cette fois il ne put rien trouver, pas même un vieux clou. Forcé d’ajourner sa troisième tentative au