Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/946

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Il y avait à bord, répondit la jeune fille, un Normand, un Bas-Breton du Binic, deux gars de Pleurtuis ; et puis…

— Et puis ? fit Jenny en pâlissant.

— Deux jeunes gens de Cancale…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Jenny, ils sont morts !

— On n’en est pas sûr, Jenny ; il en revient beaucoup de ceux qui disparaissent dans la brume.

— C’est vrai, murmura Jenny ; mais combien aussi ne reviennent jamais !… Elle courut acheter un cierge qu’elle fit allumer devant l’autel de la Vierge.

Avant que les deux jeunes filles fussent de retour à leurs fermes, la fatale nouvelle s’était répandue dans la partie haute de Cancale et à La Houle. Jambe-de-Bois supporta vaillamment le nouveau coup qui le frappait ; après lui avoir enlevé ses deux gendres, la mer lui prenait son fils ! Une larme s’échappa des yeux de l’invalide, mais il l’essuya vite : il y a des gens que l’habitude du malheur a rendus comme insensibles. Il eut assez de courage pour aller faire sa visite de condoléance au père de Daniel, qui revenait au port avec sa barque, l’Aimable-Aglaé. Celui-ci fut plus rudement remué en apprenant la mort probable de son fils, pour lequel il avait amassé quelque bien ; mais, moins habitué à être maltraité par le sort, le patron Daniel s’obstina à conserver l’espoir que son enfant se retrouverait sain et sauf. Un mois plus tard, un second courrier de Saint-Pierre arriva à Saint-Malo. Le capitaine du Dauphin écrivait à ses armateurs : « Je n’ai plus du tout entendu parler de la chaloupe ni de ceux qui la montaient. En changeant de mouillage, j’ai eu occasion d’interroger plus de cent navires, et je n’ai pu recueillir aucune nouvelle sur mes malheureux matelots. Il est à peu près certain qu’ils ont péri en pleine mer. »

Ces paroles, venues en droite ligne du grand banc de Terre-Neuve et signées par le capitaine du navire, ébranlèrent la confiance de ceux qui voulaient espérer encore. Les deux jeunes gens furent tenus pour morts par toute la population de Cancale et des environs, et on fit célébrer des messes de requiem à leur intention. Le deuil porté par leurs familles au jour de la cérémonie funèbre acheva de convaincre les plus incrédules. On les eût vus reparaître tous les deux que l’on eût refusé de les reconnaître. Jenny avait versé plus d’une larme en apprenant la fatale nouvelle, et comme elle confiait ses chagrins à la même voisine qui s’était chargée de prendre pour elle des renseignemens au bureau du port :

— Lequel était-ce donc ? demanda celle-ci.

— Qu’importe ? répondit Jenny ; puisqu’ils ont péri tous les deux, je veux garder mon secret.

La mère Lambert, fatiguée de voir sa fille triste et abattue, lui