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— C’est vrai, dit le commandant ; j’ai mes habitudes à Cancale, et puis les marins aiment à rester au bord de la mer… Il fait pourtant beau dans la campagne aujourd’hui !

Jenny avait déposé sur la table, devant M. Kelmère, un pot de vieux cidre et un verre. — Prenez donc un peu de ce cidre, monsieur Kelmère, lui dit-elle, vous êtes rouge comme un homard. Quand on est gros comme vous, on se fatigue à marcher.

— N’y faites pas attention, répliqua le commandant.

Et, s’adressant à la jeune fille d’un air souriant : — En vérité, Jenny, dit le commandant, vous avez encore embelli depuis que je ne vous avais vue !… N’est-ce pas, mère Lambert ?… Ah ! vous avez là une fille charmante.

— Vous êtes bien honnête, monsieur Kelmère, répondit la fermière ; ma fille a une bonne santé, Dieu merci !

— Elle a mieux que cela : je lui trouve de la grâce, de la fraîcheur… Elle me plaît beaucoup… Voyons, Jenny, avez-vous quelquefois pensé à vous marier ?

— Dame ! je ne dis pas que j’y ai renoncé, répliqua la jeune fille.

— Eh Bien ! voudriez-vous d’un homme d’un certain âge, qui aurait de l’aisance, une bonne position ?

— Une fille de campagne ne cherche pas si haut, dit Jenny, qui allait et venait par la chambre.

Pourquoi ne pas chercher là où l’on peut atteindre, mon enfant ?… Par exemple, si je vous demandais en mariage, est-ce que vous me refuseriez ?

— Allons, dit Jenny, M. Kelmère est en train de rire ce matin.

— Mais non, je parle tout de bon… Voulez-vous de moi pour votre mari ?

— Mon Dieu ! ma mère, qu’est-ce qu’a donc le commandant à être si farceur aujourd’hui ?… Il est gai comme un jeune homme ! dit Jenny en riant aux éclats. Ah ! monsieur Kelmère, vous épouser, moi qui ne suis qu’une paysanne !

— Vous êtes d’une meilleure famille que vous ne le pensez. Votre grand-père était riche, mon enfant ; la révolution l’a ruiné… Vous êtes mon égale…

— Eh bien ! votre grand-père à vous, monsieur Kelmère, était un pauvre matelot enrichi par la course, et vous n’êtes pas mon égal… Ah ! ah !… Vous voilà pris à votre propre raisonnement !… Les grands-pères n’ont rien à faire ici. Le bonheur ne se règle point sur les choses du temps passé, mais sur l’accord présent des cœurs et des…

— Et des âges ! s’écria le commandant en baissant tristement la tête. Allons, je suis arrivé trop tard, et le choix de cette enfant est déjà fait !…