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abandonnés. Ils les prirent à bord, à l’exception du Normand, dont le corps rigide était privé de vie depuis la veille. Les quatre autres furent pendant plusieurs jours en proie à une fièvre délirante ; ils se voyaient encore délaissés et errans dans la petite barque au milieu des brouillards et de la mer agitée. Quand ils se trouvèrent hors de danger et en état de comprendre leur nouvelle situation, le capitaine du navire qui les avait sauvés leur parla ainsi : « Vous appartenez à un bâtiment pêcheur, n’est-ce pas ?… Depuis que je vous ai recueillis, nous avons toujours marché au sud, et nous sommes à plusieurs centaines de milles du banc de Terre-Neuve. Notre destination est le cap de Bonne-Espérance, nous venons de Boston, et je désire ne relâcher nulle part en route. Il faut donc que vous restiez à mon bord jusqu’au Cap, à moins que je ne rencontre sur mon chemin quelque navire français qui se charge de vous rapatrier. »


IV. — RÊVES ÉVANOUIS.

La mer a englouti tant de richesses depuis les temps anciens, qu’il n’y a pas une plage qui n’ait sa légende de trésors enfouis dans le sable, et l’espérance de découvrir ces trésors vit toujours dans le cerveau de quelques vieux marins en retraite. Le commandant Kelmère, nous l’avons dit, croyait à l’existence de coffres remplis d’or apportés en 94 par un cutter anglais qui avait péri au pied du gros rocher nommé le Groin de Cancale. Le jour de la grande marée de mars, peu après le départ du brick le Dauphin, qui emportait les deux jeunes marins cancalais, le commandant avait pris avec lui le père Laurent, dit Jambe-de-Bois, et ils étaient allés de compagnie dans un canot explorer le lieu où gisaient les coffres mystérieux. La mer, qui s’était considérablement retirée, laissa à sec des pointes de roc ébréchées à travers lesquelles le commandant et son compagnon traînèrent leurs dragues. Après plusieurs heures d’un travail opiniâtre accompli sous une pluie battante, ils amenèrent à la surface de l’eau quelques ferremens rouilles ; un débris de planche peinte, et enfin une boite en fer d’un assez fort volume, hermétiquement close au moyen de vis.

— Mon ami ! s’écria le commandant Kelmère, nous l’avons !… Jambe-de-Bois prit en tremblant le coffre tant convoité, et parvint, non sans peine, à le déposer dans le fond du canot. Transportés de joie, pleins d’espérance, les deux marins retraités se dirigèrent vent arrière vers le quai de La Houle. Il faisait presque nuit quand ils débarquèrent ; mais le fardeau qu’ils soulevaient avec de grandes précautions n’échappa point à la curiosité des pêcheurs. Le bruit se répandit aussitôt que Jambe-de-Bois, l’invalide, était de moitié dans la possession d’un trésor, et chacun envia la chance de ce