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pas plus de quinze à vingt jours, ne s’accomplit jamais aussi vite en sens inverse, même avec une brise favorable. Probablement des courans contraires opposent une résistance considérable aux navires qui s’avancent vers l’ouest, ce qui fait dire aux marins qu’il faut toujours monter pour atteindre la côte d’Amérique. Ce ne fut donc qu’après six semaines de navigation que le Dauphin jeta l’ancre devant Saint-Pierre de Terre-Neuve. Dès que le capitaine eut pris dans cette île sa provision de capelans et autres petits poissons qui servent à amorcer les lignes, il revint sur le banc pour y faire sa pêche. Mouillé par quatre-vingts brasses au moyen d’un long câble revêtu d’une épaisse couche de goudron, le Dauphin serra ses voiles et mit ses chaloupes à la mer. Alors commencèrent pour l’équipage les pénibles travaux, les corvées incessantes qui ne laissent aux équipages ni trêve ni repos. Deux fois par jour, les marins du bord descendent dans de grosses chaloupes munies de deux voiles et de lourds avirons ; ils s’en vont porter à un ou deux milles du navire des câbles garnis dans toute leur longueur de lignes auxquelles pendent les hameçons. Lorsque cette interminable corde a été déroulée et qu’elle plonge dans la mer avec ses innombrables haims, il s’agit d’en maintenir l’extrémité à une profondeur moindre que celle des eaux, de manière que les lignes puissent flotter sans toucher le fond. Une bouée en liège, signalée par un pavillon, marque le point où vient aboutir la corde le long de laquelle des centaines de morues voraces se prennent nuit et jour. L’Océan est toujours houleux dans ces parages battus par tous les vents ; il y souffle presque continuellement une bise piquante dont le voisinage des glaces augmente l’âpreté. Souvent aussi la pluie tombe, les tempêtes se succèdent durant des semaines entières, et il s’étend sur la surface de la mer des brouillards tellement intenses qu’on ne peut rien distinguer à quatre pas de soi.

Un soir, — au milieu du mois de mai,— le vent, qui soufflait par bourrasques, ne permettant plus au capitaine du Dauphin de laisser ses lignes dehors, l’ordre fut donné aux hommes de service d’aller les relever. Les deux Cancalais, Daniel et Laurent, se trouvaient de corvée : ils prirent place côte à côte dans la même chaloupe avec quatre autres marins de l’équipage. À peine s’étaient-ils éloignés de cent mètres qu’une brume épaisse s’abattit sur les flots. La brise ne se calmait qu’insensiblement, et la mer continuait à être furieuse. Secouée par les vagues, la chaloupe roulait péniblement ; les hommes qui la montaient ramaient avec courage, cherchant du regard le pavillon fixé sur la bouée. Pendant une heure, ils s’avancèrent ainsi lentement, au hasard, espérant découvrir le petit drapeau planté sur le morceau de liège ; mais sur la mer aussi bien que dans une forêt, quand on a perdu sa route, on s’éloigne presque toujours