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pas au bord de la mer, et cela durait depuis quinze ans. Ils se parlaient de leurs campagnes, des pays lointains, toujours du passé, car le présent de l’homme de mer en retraite est souvent plein d’ennui et son avenir plein de tristesse. Cependant ce soir-là le commandant Kelmère entretenait son vieil ami de projets assez nouveaux.

— Écoute, lui disait-il, c’est un secret que je te confie… Tu sais que je n’ai jamais été porté pour le mariage, et pourtant, depuis que j’ai eu la sotte idée de prendre ma retraite, les jours me semblent longs, quoique les années passent plus vite. Voilà que j’ai cinquante-sept ans sonnés, mais ma santé est bonne, je n’éprouve aucune infirmité, si ce n’est ma blessure à l’épaule qui me fait souffrir par les changemens de temps… Eh bien ! l’envie m’a pris de me marier. Qu’en penses-tu ?

— Vous feriez bien, commandant, dit Jambe-de-Bois.

— Oui, de me marier, reprit le commandant Kelmère, mais avec qui ?… Les demoiselles d’ici et celles des environs aiment trop la toilette ; il leur faut des jeunes gens élégans, des gants jaunes, des Parisiens ; moi, je ne puis plus me faire à ces manières-là depuis que j’ai pris de l’embonpoint, n’est-ce pas, mon ami ? Donc je ne vois personne autour d’ici, ni à Cancale, ni à La Houle, ni dans les environs, à qui je puisse m’adresser !,.. J’ai pourtant une jolie pension et du bien au soleil. Ne t’ai-je pas parlé quelquefois de ma ferme située auprès de Paramé ?

— La Petite-Marouillère ? Oh ! bien souvent.

— Eh bien ! c’est un joli morceau de terre ; le tabac y réussit à merveille, les pommes y sont magnifiques… Moi qui aime les fleurs de passion, je me plairais là, je ferais valoir mes terres, j’en tirerais un bon profit.

— Elle n’est donc pas affermée ? demanda Jambe-de-Bois.

— Si fait, mon ami, mais à très bas prix… Le fermier est mort il y a six ans ; ses garçons étaient des fainéans qui ont mieux aimé prendre des états dans les villes que de labourer les terres, de sorte que ma propriété est restée entre les mains de la veuve, qui l’exploite au moyen de journaliers dont les services se paient cher. Cette veuve a une fille travailleuse, sage et fort gentille… Tu m’entends, hein ?… Je me demande pourquoi je ne m’établirais pas à la campagne, pourquoi je ne donnerais pas mon bien et mon nom à une jeune fille qui…, par malheur, a trente et quelques années de moins que moi ! C’est là l’écueil, mon ami !…

— Dame ! les âges ne sont guère assortis, dit Jambe-de-Bois ; mais quand il s’agit de devenir l’épouse d’un homme riche, décoré, d’un commandant !

C’est là le côté brillant de ma position, reprit le commandant en se redressant avec quelque fierté, et comme si le bruit de la mer,