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deux années de périls et de fatigues, quelques heures de repos absolu et de causeries animées dans les cafés, devant une table chargée de bouteilles : heures délicieuses pour le marin rendu à la liberté, et qui oublie si vite inter pocula les dangers de la veille et ceux du lendemain. Le quatrième jour, le prestige du retour étant effacé, Daniel et Laurent commencèrent à ressentir les premières atteintes de l’ennui. Impatience d’arriver et impatience de repartir, tels sont les deux sentimens qui absorbent la vie du matelot. D’ailleurs, au milieu de gens qui travaillent, il n’y a guère place pour l’homme oisif, et le mouvement régulier de la mer, qui abandonne incessamment la plage qu’elle vient de toucher, inspire au marin le besoin d’une activité constante.


II. — DEUX MARINS EN RETRAITE.

La fin de l’hiver est l’époque où les navires destinés à la pêche de la morue dans les parages de Terre-Neuve commencent à recruter leurs équipages. Il règne alors une grande activité dans les ports d’armement, car cette pêche lointaine occupe, sur le littoral des seuls arrondissemens de Saint-Malo et de Saint-Brieuc, plusieurs milliers de travailleurs. Les uns font à bord le service de marins, les autres amorcent les lignes, les tendent, prennent le poisson, le fendent et le salent ; d’autres encore, plus faibles ou moins habiles, sont employés à retourner sur les galets les morues que l’on fait sécher au grand air. Selon que les navires vont pêcher au large, — sur le grand banc ou auprès de l’île Saint-Pierre, — ou bien aux abords du continent américain, — dans le golfe Saint-Laurent et sur les côtes de Terre-Neuve et de l’est, — ils mettent à la voile dès les premiers jours de mars, ou ne quittent le port que dans les mois d’avril et de mai. Les glaces forment d’infranchissables barrières à l’entrée de ces mers inhospitalières durant tout l’hiver et les deux tiers du printemps. Lorsqu’elles se détachent par masses énormes des caps où le froid les tenait comme soudées, elles s’en vont flottant à travers l’Atlantique : de là l’impossibilité où se trouvent les navigateurs d’aborder les parages de la pêche avant certaines époques que l’expérience a fait connaître. Enfin, plus tard encore, quand une certaine quantité de morues a été prise et préparée pour de longs voyages, d’autres navires, plus forts de tonnage et fins voiliers, vont chercher à Saint-Pierre des cargaisons qu’ils transportent dans la Méditerranée, aux Antilles et jusqu’aux Indes orientales. Combien de bras acharnés contre ce poisson inoffensif ! Sur un espace de plusieurs centaines de lieues, partout où il y a des bancs, des millions de lignes flottent dans la mer. Sur une longueur de côtes aussi étendue, de l’embouchure du Saint-Laurent jusqu’aux