Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/924

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Néanmoins dans la mauvaise saison, lorsque le vent du large augmente la violence du flot qui monte, les vagues déferlent avec tant de force sur le Sillon, qu’on ne peut y passer sans courir le risque d’être renversé ou tout au moins trempé jusqu’aux os par un déluge d’eau salée.

Tel était précisément l’état de la mer lorsque, par une froide matinée du mois de février 185., la brise soufflant par bourrasques du nord-est, une jeune paysanne sortit de la ville au grand trot de son âne. C’était une laitière attardée qui revenait du marché ; elle s’efforçait de rejoindre ses compagnes, qui avaient traversé le Sillon avant que la mer ne fût toute haute, et poursuivaient gaîment leur route. La jeune fille avait noué sous son menton un fin mouchoir de madras pour défendre contre les assauts de la brise et contre l’écume des flots les blanches ailes de son clairin[1]. Le manteau noir bordé de velours était serré sur sa poitrine, et ses pieds, chaussés de petits souliers à boucles, s’appuyaient contre les paniers à claire-voie remplis des pots en grès noir dans lesquels elle avait coutume d’apporter à la ville le lait de ses vaches. Sous ses simples habits de paysanne, elle était fort jolie ; il y avait de la grâce et comme un air de noblesse dans son profil doux et sérieux à la fois.

Au premier pas que la jeune fille voulut faire faire à son âne vers le Sillon balayé par la vague, la bête sagace dressa les oreilles et refusa d’avancer. — Aïe ! va donc ! disait la jeune fille en frappant sa monture avec un fouet orné de houppes en laine rouge, et l’âne secouait la tête. Il s’établit donc entre la jeune fille impatiente et la bête obstinée une lutte dont l’issue devenait douteuse. Cette scène un peu grotesque n’avait pour spectateurs que deux marins ; encore étaient-ils à quelques centaines de pas en arrière, auprès du pont-levis de la grosse porte que l’on a baptisée du nom de Saint-Vincent en l’honneur du diacre martyr auquel est dédiée l’église de Saint-Malo. Le costume d’ordonnance dont les deux matelots étaient revêtus indiquait qu’ils revenaient du service. Ils portaient leurs papiers enfermés dans un rouleau de fer-blanc suspendu en sautoir et marchaient gaîment, bras dessus, bras dessous, comme deux amis qui ont longtemps partagé les mêmes dangers, le chapeau sur la nuque, le col nu, chantant à tue-tête et fort indifférens aux difficultés que leur offrait le passage du Sillon : ils en avaient vu bien d’autres ! Cependant la jeune fille, qui entendait derrière elle ces chants joyeux, craignant d’être accostée par des marins en goguette, secoua si vivement la bride à son âne et lui distribua sur la croupe tant de coups de fouet, que la bête rebelle partit au galop. À ce moment,

  1. Le clairin est la coiffe à grandes ailes plates que portent les femmes des environs de Saint-Malo et de Saint-Servan.