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femmes dédaignées se reconnaissent dans Sapho, et ceux qui ont perdu l’être qu’ils chérissaient tressaillent en voyant Orphée. C’est là une allégorie qui convient à la peinture aussi bien qu’à la statuaire, et un paysagiste éminent, M. Français, l’a prouvé en s’inspirant de la légende d’Orphée pour peindre un paysage qui, jusqu’à présent du moins, me paraît être son œuvre capitale. Voilà longtemps déjà que M. Français a pris rang parmi ces hommes de bon vouloir et de dévouement qui donnent à l’art tous leurs soins ; connu, célèbre même, il ne s’est point arrêté sur sa route ; jamais il ne s’est cru arrivé, il a travaillé sans relâche et sans repos, demandant aux natures variées de la France et de l’Italie de venir en aide à ses efforts, essayant de voir toujours mieux et plus haut, se débarrassant, par sa volonté, d’une sorte de lourdeur naturelle qui souvent a défloré ses tableaux, mettant de côté les préjugés d’école et marchant imperturbablement à son but, qu’il montre très nettement aujourd’hui, et qui paraît être l’idéalisation de la nature par les documens mêmes qu’elle fournit. En d’autres termes, M. Français semble vouloir réunir dans une même œuvre la double tradition de l’école classique et de l’école romantique. Cependant il ne fait point de paysage de pure fantaisie, comme les classiques qui, croyant s’inspirer de Claude le Lorrain, renversent absolument sa tradition ; il ne se contente pas non plus, comme les romantiques, de copier servilement la nature et de réduire l’artiste, c’est-à-dire l’inventeur, à n’être qu’un instrument plus ou moins habile, plus ou moins fidèle. La vue d’un clair de lune l’a fait penser à Orphée, et, s’aidant de ses études, il a composé un paysage qui rend précisément et communique l’impression qu’il a ressentie. C’est là une méthode excellente et vraiment digne d’un artiste.

M. Français ne s’est point demandé ce que c’était qu’Orphée ; il n’a point cherché si, dans les mythes antiques, Orphée, le joueur de lyre déchiré par les joueuses de flûte et de tambourin, ne symbolisait pas la grande lutte qui divisa le monde ancien, la lutte de l’esprit contre la matière, de la lyre contre la flûte, d’Apollon contre Bacchus, du dieu hyperboréen contre le dieu méridional, lutte traversée d’aventures diverses, donnant parfois la victoire à Apollon lorsqu’il écorche Marsyas vaincu, et parfois à Bacchus lorsque ses prêtresses tuent l’amant d’Eurydice, lutte qui dura jusqu’au jour où, dans les fêtes d’Eleusis, on réunit les flûtes aux lyres, où l’on réconcilia la matière et l’esprit dans le culte de la « bonne déesse. » Il ne s’est point préoccupé de tout ceci, et il a eu raison, car ce n’est point sujet à peinture, et cependant, porté par un sujet fortement conçu, il a créé un paysage absolument spiritualiste. La légende lui a suffi, et deux vers murmurés à son oreille par Virgile