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la figure d’Ugolin, c’est simplement prendre un sujet presque exclusivement propre à la peinture et le traiter au point de vue de la statuaire. Je n’en reconnais pas moins le talent de M. Carpeaux ; mais la sculpture est un art qui doit dire d’un geste toute sa signification. Les divinités qu’on adorait jadis, et qui paraissent tant tenir au cœur des sculpteurs, ne sont point toutes mortes encore ; il y en a qui vivent parmi nous et dont à chaque heure nous subissons la loi implacable. Jupiter crétois s’unit avec Thémis, la loi primitive ; il en eut trois filles, qui sont Dikè, Eunomie et Eirenè, c’est-à-dire la Justice, la Légalité, la Paix. Grâce au ciel, les trois déesses n’ont point disparu le jour où l’on entendit une voix qui criait : « Le grand Pan est mort ! » Les Parques non plus ne sont point mortes, mais elles ont à présent quelque chose d’inquiet et de précipité que la placide antiquité n’a point connu. Dans la malesuada Fames dont parle Virgile en son sixième livre de l’Enéide, il y a un admirable groupe moderne à faire ; comment ne l’a-t-on jamais tenté ? Les sculpteurs devraient aviser à sortir de leur stérilité, car depuis plus de quatre-vingts ans ils tournent dans le même cercle sans pouvoir s’en échapper ; ils font et refont sans cesse ce qui a déjà été fait avant eux ; ils ne cherchent point l’inspiration en eux-mêmes, ils ne la cherchent que dans leurs souvenirs. Ce qui leur manque, c’est l’imagination et la réflexion. Ils ne voient pas, ne comprennent pas qu’en notre âge si singulièrement fécond en découvertes, une allégorie nouvelle, c’est-à-dire une statue, naît par jour. Bien plus que la peinture, la statuaire, art relativement abstrait, est destiné à donner une forme matérielle aux pensées humaines. Nous en sommes toujours à l’Olympe antique, dont les dieux sont devenus ce que Henri Heine nous a si bien raconté. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’auprès du mont Ida on grava cette inscription sur une stèle : « Jupiter ne tonnera plus, il est mort depuis longtemps ! » Il est à remarquer que l’art chrétien en sculpture n’a jamais existé que comme décoration symbolique architecturale. A plus forte raison, on chercherait en vain l’art vivant, c’est-à-dire inspiré par les idées modernes, qui avant tout, pour être vrai, devra être philosophique.

On n’en traite pas moins encore aujourd’hui les sujets empruntés à la mythologie païenne avec un grand talent ; M. Perraud est là pour le prouver avec son Enfance de Bacchus, groupe en marbre qu’une exécution magistrale rend très important. Il n’y a point lieu de louer M. Perraud ; une voix plus autorisée que la mienne a dit dans la Revue ce qu’on devait penser de lui. L’Enfance de Bacchus n’a été que le prétexte d’un groupe habile, car M. Perraud sait mieux que personne que les Hyades, les Dryades et les Heures eurent seules à veiller sur le fils de Jupiter pendant ses premières années ; son