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de manquer parfois d’unité dans l’exécution. Son tableau de la Curée, qui est un effort considérable dont il faut tenir un grand compte (car il prouve que M. Fromentin tend toujours vers un idéal plus élevé),— ce tableau indique trop, par la manière dont il est peint, ce qui a été fait de souvenir et ce qui a été fait d’après nature; certains morceaux, généralement des détails de vêtemens exactement copiés, arrivent à une sécheresse d’exécution qui contraste avec les grasses transparences des autres parties ; on dirait que l’artiste, à force de vouloir rendre la nature telle qu’elle est, a tout à coup oublié de la rendre telle qu’il la voit à travers ses rêves de colorations élégantes et d’attitudes distinguées. Il y a là pour M. Fromentin un péril que nous croyons devoir lui signaler : il ne sera jamais un réaliste; ce que l’on aime dans ses tableaux, ce n’est point la nature elle-même, c’est la façon dont il sait l’interpréter. Il est bon d’acquérir des qualités nouvelles, mais à la condition qu’elles ne nuisent pas aux qualités précieuses que l’on possède déjà. Aussi à cette toile, qui n’en est pas moins un essai très remarquable et digne d’éloges, je préfère le Fauconnier arabe, où je retrouve M. Fromentin tout entier, et je préfère surtout le Bivouac au lever du jour, qui est certainement jusqu’ici l’œuvre capitale du jeune artiste. L’aube incertaine encore lutte contre la nuit et colore l’horizon de ses lueurs pâles et indécises; les étoiles semblent s’éloigner dans le ciel; roulés dans leurs burnous, des Arabes sont couchés auprès des tentes d’étoffe sombre, pendant qu’au premier plan une femme, vêtue de cotonnade bleue, commence le pansement des chevaux; l’un d’eux, d’une nuance charmante, en harmonie parfaite avec les tons du ciel, hennit vers le soleil, trop lent à paraître, comme hennissait jadis le cheval qui donna la royauté à Darius, fils d’Hystaspe. Cette scène est bien simple, mais elle a été rendue de main de maître par un effet à la fois mystérieux et puissant qui est certainement le résultat d’une vive impression à jamais fixée dans le souvenir : l’air frais du matin, imprégné de rosée, glisse sur la plaine et fait frissonner, sous ses blancs vêtemens, le cheik qui se réveille en prononçant la formule sacrée de sa foi. Quel voyageur en Orient ne s’est arrêté devant cette toile, en se rappelant avec émotion des aubes pareilles qui l’ont réveillé sur la terre nue où il avait dormi près de son bagage et sous les étoiles? La facture est une solide et fine, de cette délicatesse exquise et comme vaporeuse qui crée à M. Eugène Fromentin une incontestable et sérieuse originalité. C’est dans cette voie; qu’il fera bien de marcher : il y rencontrera des succès qui récompenseront ses efforts en affirmant sa valeur et en augmentant son renom. Il a trouvé moyen, dans ce tableau, de réunir deux qualités qui trop souvent se