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d’années n’en possèdent plus aujourd’hui que quelques centaines. Dans les années d’abondance, les planteurs voient quelquefois une partie de leur café pourrir sur place faute de bras suffisans pour le cueillir. En outre les petits propriétaires, trouvant plus d’avantage à louer les esclaves dans les grandes villes populeuses et commerçantes, désertent leurs fermes et emmènent leur troupeau humain à la cidade. Cette émigration, qui dégarnit les terres, est remplacée par un autre courant en sens inverse du colon européen vers l’intérieur. Comme au temps de Jornandès, la vaste et sombre Germanie est toujours le grand laboratoire des nations, magna officina gentium. Ce trop-plein, qui jadis se ruait sur les Gaules, la Grèce ou l’Italie, prend aujourd’hui le chemin de l’Atlantique, qui vient le déposer sur les deux péninsules de l’ouest. Jusqu’à ces derniers temps, l’immense caravane cinglait vers New-York, et allait de là gagner les prairies du far-west. Aujourd’hui une partie des émigrans allemands préfère se diriger du côté du tropique austral. Malheureusement de graves difficultés s’élèvent dès le début. Le manque de routes, le défaut d’avances, les rigueurs du climat, les tâtonnemens incertains de toute colonisation nouvelle ont arrêté bien des élans, refroidi de vaillantes ardeurs ; mais les prémisses sont posées, la, conclusion est fatale et ne saurait plus être qu’une question de temps. La fazenda doit disparaître ou tout au moins prendre une autre physionomie.

Que verra-t-on à sa place ? Nul n’oserait le dire encore avec certitude ; cependant, si l’on pèse le passé et l’avenir à l’aide d’une étude attentive des diverses colonies européennes pendant les trois derniers siècles, on peut indiquer deux solutions : ou bien, changeant de personnel et remplaçant le noir par le coolie, la plantation conservera ses anciennes traditions, moins l’esclavage ; ou bien, abandonnant ses terres au colon moyennant une redevance annuelle, le fazendeiro renoncera à ses immenses domaines, et le morcellement succédera à la grande propriété. Je crois que Brésiliens et étrangers gagneront au change. L’air et la lumière pénétreront dans la case du travailleur ; les chemins de fer feront oublier les picadas de la forêt, les vendas et le rancho du tropeiro disparaîtront devant le comfort des hôtels européens. Du reste personne ne se fait illusion au Brésil sur cet avenir plus ou moins éloigné. Les grands propriétaires connaissent enfin leur époque : ils cherchent à deviner la véritable direction du courant qui nous entraîne, et plusieurs sont dès ce moment à l’œuvre, ne voulant pas se trouver surpris par le jour d’une liquidation imprévue.


ADOLPHE D'ASSER.