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quelle que soit l’abondance des aspersions à haute température. À la vue de ces essaims se renouvelant sans cesse, les habitans comprennent qu’il ne s’agit plus d’une tribu isolée, mais bien d’une longue série de générations accumulées dans un espace trop étroit et cherchant à déborder au dehors. Il faut alors appliquer le grand remède, et l’on députe un nègre vers le formigueiro (l’homme aux fourmis).

Le formigueiro est un personnage de haute importance dans un pays où la fourmi a la dent, ou, si l’on aime mieux, la mandibule si malfaisante. Comme en toute chose l’Américain du sud ne se presse guère, et que d’ailleurs une invasion de fourmis est chose trop ordinaire pour qu’on y fasse grande attention, notre homme n’arrive d’ordinaire qu’un jour ou deux après avoir reçu l’invitation. Un énorme soufflet de forge qu’il porte avec lui constitue tout son attirail. Après une rapide inspection des lieux, il fait boucher toutes les ouvertures qui communiquent avec le sous-sol, excepté celle du centre, qu’il agrandit pour y façonner un fourneau et laisser libre passage au combustible et au tuyau du soufflet. Pendant cette opération, des nègres vont dans la forêt voisine couper certaines espèces de bois qu’il leur a indiquées. Le bois coupé et le fourneau construit, il allume le feu et, à l’aide de son énorme soufflet, refoule la fumée dans le souterrain à travers les cellules des fourmis. Cette fumée, après avoir traversé ces constructions poreuses, s’échappe de tous côtés par les fissures des pierres, de la maçonnerie et des planchers. Laissant alors le soin du feu et du soufflet aux nègres avec recommandation expresse de ne pas en ralentir l’action, il parcourt la maison pour boucher avec de la terre glaise toutes les fissures qui pourraient livrer un passage.

Il faut maintenant descendre dans le souterrain et examiner ce qui se passe chez les fourmis. Au bruit inaccoutumé qui a suivi l’arrivée des maçons chargés de fermer les ouvertures, les tribus travailleuses sont vite rentrées dans leurs demeures, afin de protéger les œufs, de veiller aux provisions. Voyant arriver les premières bouffées suffocantes de la fumée, elles comprennent qu’un danger extrême les menace, et qu’il n’y a pour elles de salut que dans la fuite. Au même instant, comme à un signal donné, chacune s’empare d’un œuf et se précipite dans les galeries souterraines qui donnent issue dans les jardins ou sur la campagne, n’abandonnant que les provisions que le laborieux insecte sait bien pouvoir remplacer facilement dans un pays sans hiver. Là toutefois une cruelle déception, attend les pauvres fourmis : les vapeurs bleuâtres de la fumée les ont devancées ; il n’y a plus d’espoir. En tacticien consommé, le formigueiro, après avoir bouché toutes les fissures de l’intérieur, rôde autour de la maison afin de saisir ces indices, et se