Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/777

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans une salle immense, on avait eu peine à placer les nombreux convives venus pour fêter le senhor. Le service, qui offrait à la fois le comfort le plus splendide et la simplicité la plus grande, me permit d’étudier à l’aise les ressources culinaires du pays et le goût des habitans.

Comme tous ses congénères de la zone torride, l’Américain du sud est sobre. Du riz cuit à l’eau, des haricots au lard et de la farine de manioc, voilà sa. nourriture de toute l’année. Les jours de fête, il tue un cochon, qu’il farcit et qu’il sert tout entier. Son mets de prédilection et le plus habituel consiste en un gâteau qu’il confectionne dans son assiette en recouvrant ses haricots d’une épaisse couche de farine de manioc et en mélangeant le tout. Le pain et le vin lui sont également inconnus. Son couteau lui tient lieu de fourchette, et un grand verre circulant à la ronde désaltère tous les convives, comme du temps des héros d’Homère.

C’est ainsi que les choses se pratiquent encore dans l’intérieur du Brésil ; mais chez les riches planteurs qui ont été reçus à la cour de l’empereur dom Pedro II ou qui ont voyagé en Europe, l’argenterie couvre les tables, et l’on voit circuler les meilleurs vins de France, d’Espagne et de Portugal. Le riz, le feijão et le manioc sont relégués au bout de la table, comme pour satisfaire à la coutume nationale, et vous voyez apparaître des côtelettes de porc frais, des gigots de mouton, de magnifiques poissons, de belles volailles, d’excellent pain de froment et tous les légumes d’Europe. Deux cuisiniers nègres qui ont fait leur apprentissage dans les hôtels français des grandes villes de la côte se succèdent de semaine en semaine afin de mieux résister à la température des fourneaux, qui devient insupportable sous ce soleil de feu. Une nuée de négrillons, remarquables surtout par leur malpropreté, s’agitent comme des diablotins autour des fourneaux, écurant les marmites, attisant le feu, étranglant les volailles, épluchant les légumes, s’interrompant de temps à autre pour extraire de leurs pieds nus un bicho ou un carrapato (acarus americanus), puis reprenant leurs viandes sans laver ni mains ni couteaux, car le temps presse, et le chef ne veut pas être en retard. Je n’en dois pas moins avouer que les cuisiniers noirs m’ont paru au moins aussi habiles que les cuisiniers blancs, et pourtant sous ce ciel de feu, dans ces régions chaudes et humides, les viandes et les végétaux sont de beaucoup inférieurs aux viandes et aux légumes d’Europe. Le développement trop rapide des plantes les rend bientôt ligneuses et par conséquent trop dures. Si on les mange hâtivement, on les trouve aqueuses et sans saveur. Il en est de même des animaux, qui, nourris d’herbages pour ainsi dire sans sucs, ne donnent qu’une viande fade et insipide. Il ne faut excepter que celle