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les plus pathétiques, le feitor va droit à la sacoche, tout en continuant son réquisitoire, la soulève à deux ou trois reprises comme pour la porter au fazendeiro, et, s’étant assuré qu’elle est consciencieusement remplie, il se rappelle tout à coup qu’il a besoin de tous ses hommes valides pour percer sous peu une picada à travers la forêt, et que ce n’est pas le moment de faire appliquer une bastonnade, dont le résultat le plus certain est d’envoyer pendant quelques jours le patient à l’infirmerie refaire ses épaules. Il promet donc le silence au noir en lui faisant peser ces considérations, lui rend la sacoche vide, et lui donne avant de partir un verre de tafia, ne voulant pas être en reste de générosité avec lui.

Non content du profit qu’il tire de la venda, le feitor élève encore des cochons, de la volaille, et surtout de jeunes mules qu’il fait dresser par ses aides, et qu’il vend ensuite aux fazendeiros des environs ou aux voyageurs de passage qui ont laissé les leurs dans les précipices des chemins. Avec des journées si bien remplies et la sobriété inhérente aux créoles, il se fait rapidement un pécule assez rond, et un beau jour il vient apporter à son senhor sa démission de feitor. Le lendemain, il part à la recherche d’esclaves et de terres à vendre, achète dès qu’il trouve à sa convenance, et devient fazendeiro à son tour. Parfois il arrive à la dignité de commendador, point de mire de l’ambition de tout bon Portugais.

J’ai dit que dans les grandes fazendas on trouvait à quelque distance de l’habitation divers pastos affectés à des troupeaux de bœufs, de porcs et de brebis. À chacune de ces sections est attaché un homme de couleur ou un nègre de confiance ; mais si la vigilance du maître se ralentit, la plupart de ces gardiens, plus préoccupés de vendre aux voyageurs et aux petits propriétaires des environs les mules qu’ils élèvent pour leur compte que de bien remplir leur tâche, confient le troupeau à des enfans, afin de mieux vaquer à leurs spéculations. Ceux-ci, plus soucieux de se baigner ou de faire la sieste que de veiller à leurs bêtes, les abandonnent à la garde des chiens, qui de leur côté jugent plus à propos de dormir à l’ombre des arbres. Pendant ce temps, bœufs, porcs, brebis, vont au hasard de leur caprice dans ces pâturages sans fin, tombent dans les précipices, s’égarent dans les bois, sont volés par les voisins sans que personne s’en aperçoive, et un jour le fazendeiro, passant en revue son bétail, est tout étonné de le trouver diminué de moitié. Il interpelle alors le garde sur cette disparition, et en reçoit invariablement cette réponse : he peste) he onça, he cobra ; c’est une épidémie, c’est le jaguar, ce sont les serpens, suivant la saison, l’altitude, la nature des pâturages, etc.

On peut dire cependant que le vol est rare chez les hommes libres,