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dans les grandes plantations ; il fuit le voisinage de l’homme, cet implacable destructeur des forêts qui lui servaient de retraite. Vient-il cependant à se révéler dans une fazenda par la disparition successive de quelques têtes de bétail, vite on organise une battue, qui d’ordinaire produit plus de bruit que d’effet, car pour trouver un véritable tueur de tigres, il faut aller dans les campos du sud, chez le gaucho.

Le gaucho n’a pas besoin de carabine. Son cheval et ses bolas lui suffisent. Dès qu’il entend ou qu’il aperçoit un jaguar, il s’élance vers lui au galop. Le tigre s’arrête étonné de tant d’audace. Arrivé à la distance de quelques pas, le cavalier lance son redoutable laço, et, faisant aussitôt volte-face, il reprend sa course de toute la vitesse de son cheval. Des rugissemens épouvantables et les soubresauts du laço l’avertissent que le coup a porté juste et que l’animal étranglé se débat dans les étreintes de l’agonie. Quand les cris ont cessé, le chasseur met pied à terre, et, tirant son coutelas de sa ceinture, achève sa victime.

Quand le planteur n’est pas en chasse, c’est qu’il voyage pour se distraire ou rendre des visites chez ses voisins. Le luxe qu’il déploie dans ces occasions n’est pas sans offrir un certain cachet d’élégance et d’originalité. Ne pouvant faire passer d’équipage à travers les picadas de la forêt, il va toujours à cheval ou sur une mule richement caparaçonnée ; les senhoras elles-mêmes n’ont pas d’autres montures. Une troupe de cavaliers de toute nuance suivent pour faire honneur au senhor. Les deux premiers, remplissant plus spécialement les fonctions d’écuyer, portent la livrée de la maison. Plus l’escorte est nombreuse et soulève de poussière, plus on se fait une haute idée de l’importance du visiteur. Parfois cependant la caravane se réduit à des proportions beaucoup plus simples. Je rencontrai un jour, dans une de mes excursions, une famille qui se rendait de la province de Minas à celle de Saint-Paul. Une forte et robuste négresse ouvrait la marche, portant dans un berceau posé sur sa tête un nourrisson de quelques mois qu’elle allaitait, et qu’une légère toile abritait seule contre les ardeurs dévorantes d’une chaleur sénégalienne. Venait ensuite un vieux nègre pliant sous le poids d’une immense corbeille où l’on voyait pêle-mêle tous les ustensiles du ménage. D’une main il retenait son fardeau, de l’autre il menait parle licou une mule dont les flancs étaient battus par des espèces de volières à deux compartimens. À travers les barreaux de la première j’aperçus une figure d’enfant faisant face à un petit singe. Dans la seconde se trouvait un autre enfant, et devant lui un magnifique ara au bec énorme, au plumage rouge, aux pennes bleues. Le fond de ces deux cages servait de malle et contenait