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respirer la brise du soir ; la journée est finie, elle ne se prolonge que pour les nègres. La nuit venue, on sert le thé. Tous les voyageurs que le crépuscule a surpris dans les environs de la fazenda sont invités à y prendre part. C’est l’heure des causeries intimes. Souvent on taille une partie de lansquenet, et le sommeil est alors complètement oublié ; mais dans la vie normale le créole se couche de bonne heure et se lève de même. Cette règle est d’une bonne hygiène sous les tropiques.

Certains jours sont donnés à la chasse. Un intendant est alors chargé de veiller sur les nègres. Les bois regorgent de fauves et de gibier de toute sorte, et le planteur n’a point à redouter les gardes champêtres ni la morte-saison. Aussi le voit-on courir sans relâche le sanglier, le tapir, le bœuf sauvage, dans ses immenses forêts. Les courses durant quelquefois plusieurs jours, il s’arrête pour déjeuner dans la première fazenda qu’il rencontre sur son chemin, remonte à cheval le repas achevé, court les bois tout le reste de la journée, et va coucher, plusieurs lieues plus loin, dans une nouvelle plantation. S’il s’est trop enfoncé dans la forêt loin des habitations, ses nègres lui font rôtir un agouti, espèce de lièvre très commun en Amérique, ou lui préparent un chou-palmiste dans une casserole de bambou ; puis ils construisent un rancho avec des branches d’arbres, font un lit de feuilles sèches, l’entourent des selles des mules, qui servent de rempart, et se placent en dehors, autour d’un grand feu, afin de protéger le sommeil du senhor, qui dort enveloppé de son manteau. S’ils entendent un animal venir à eux, ils tirent un coup de fusil dans la direction du bruit, croyant avoir affaire à une onça (jaguar, tigre d’Amérique), et tuent quelquefois les mules qui paissent à côté d’eux. D’autres fois aussi, pendant les nuits froides, il arrive aux dormeurs de s’éveiller tout à coup et de secouer vivement leurs manteaux, afin de chasser une cobra (serpent) qui cherchait à se glisser sous les couvertures pour se réchauffer.

Ces chasses ne sont pas toujours sans danger. Je me rappelle avoir vu un énorme jaracotinga, trigonocéphale des plus venimeux, s’abattre sur les chiens pour se venger sans doute d’avoir été troublé dans son repos. Quatre de ces animaux furent successivement mordus : le premier expira aussitôt comme foudroyé ; le second vécut une heure dans d’atroces souffrances, et le troisième arriva au lendemain ; seul le quatrième échappa aux suites de la morsure ; le hideux reptile avait épuisé son venin sur les trois premiers. D’autres fois, c’est une onça blessée qui se rue sur l’imprudent chasseur. Les armes de précision sont encore peu connues au Brésil, surtout dans l’intérieur. Cet animal devient heureusement de plus en plus rare