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aperçoivent autrement qu’en se transmettant les unes aux autres les constatations successives de cette insensible révolution.

Le rôle des habitans de la mer et celui des mollusques en particulier, à cause de leur abondance inouïe, est donc immense dans l’ordonnance de la création. Tout en constatant les importans et vastes travaux de ses devanciers et de ses contemporains adonnés à ce genre de, recherches, M. Deshayes ne pense pas que le moment soit venu d’entreprendre la grande statistique de la mer. Des documens que nous possédons, on pourrait, selon lui, tirer des notions d’une assez grande valeur ; « mais dans l’état actuel de la science ce travail, dit-il, ne satisferait pas les plus impérieux besoins de la géologie et de la paléontologie, car il ne s’agit pas de savoir quelle est la population riveraine de certains points de la terre : il est bien plus important de connaître la distribution des mollusques dans les profondeurs de la mer, de déterminer l’étendue des surfaces qu’ils habitent, la nature du fond qu’ils préfèrent, et ce sont ces recherches, ce sont ces documens qui manquent à la science. »

Il résulte de ceci que dans la mer la vie a son ordonnance logique comme partout ailleurs, et que ce vaste abîme ne renferme pas l’horreur du chaos, ainsi qu’au premier aperçu l’imagination épouvantée se la représente. Tous ces grands tumultes, ces ouragans, ces fureurs qui agitent sa surface passent sans rien déranger au calme mystérieux de ses profondeurs et aux lois de la vie, qui s’y renouvelle dans des conditions voulues. « Pour entreprendre des investigations complètes, dit encore M. Deshayes, il faut mesurer les profondeurs, reconnaître la nature des fonds, suivre les zones d’égale profondeur, établir séparément la liste des espèces habitées par chacune d’elles : bientôt on reconnaît des populations différentes attachées à des profondeurs déterminées. »

Donc, si c’est avec raison que les géologues considèrent les coquilles, selon la belle expression de M. Léon Brothier, comme « les médailles commémoratives des grandes révolutions du globe, » il est de la plus haute importance d’étudier leur existence actuelle, destinée probablement à marquer un jour les phases du monde terrestre futur, enfoui encore dans un milieu inaccessible à la vie humaine. C’est une grande étude à faire et qui n’effraie pas la persévérance de ces hommes paisibles et respectables dont la mission volontaire est d’interroger la nature dans ses plus minutieux secrets. Notre siècle, positif et avide de jouissances immédiates, sourit à la pensée d’une vie consacrée à un travail qui lui semble puéril ; mais les esprits sérieux savent qu’à la suite de ces vaillantes investigations la lumière se fait, l’hypothèse devient certitude, et que d’un ensemble d’observations de détail jaillissent tout à coup des vérités qui ébranlent de fond en comble les plus importantes notions de notre existence. C’est la grande entreprise que la science accomplit de nos jours, et c’est par elle que les préjugés font nécessairement place à de saines croyances.