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rêveries dans lesquelles cette lecture aurait pu jeter Shakspeare. Ce n’est pas lui qui se serait trompé sur la beauté et la vraie donnée de cette histoire. Et quel drame tragique il en eût tiré ! comme cette histoire se serait prêtée merveilleusement à une de ces vastes conceptions riches en épisodes et en digressions auxquelles sa grande imagination se complaisait ! Avec quelle facilité celui qui a su extraire l’admirable Hamlet de l’argile aride de Saxo Grammaticus aurait su faire jaillir de cette riche matière italienne les sources qui y sont contenues et qui s’en échappent de tous côtés ! Jamais sources de sentimens n’ont été plus visibles, jamais germes de caractères n’ont été plus abondans, mieux indiqués et plus faciles à développer. L’unité générale du drame eût été donnée par cette signification morale de l’histoire d’Alaciel que nous avons essayé de mettre en lumière, la femme belle victime de sa beauté, l’expiation fatale des dons de la nature. Chacun des amans d’Alaciel aurait fourni un épisode de ce drame aux aspects multiples et changeans. Quelle galerie abondante en contrastes de caractères que celle de ces adorateurs de condition, d’âge, de mœurs diverses, aimant chacun à sa manière, celui-ci avec enthousiasme, celui-là avec reconnaissance ; cet autre avec frénésie, ce dernier avec lâcheté et remords, et permettant au poète de parcourir la gamme entière du sentiment de l’amour, depuis les notes les plus sourdes jusqu’aux notes les plus aiguës ! Mais rien ne saurait égaler en richesse poétique et en grandeur dramatique le personnage principal lui-même, celui d’Alaciel. On peut le concevoir et l’exprimer de dix manières différentes sans courir le risque de se contredire ou de se tromper. Pensez donc en effet combien de sentimens habitent à la fois le cœur de la malheureuse princesse ! Toutes ces mélodies isolées et successives de l’amour que chantent à tour de rôle ses amans se trouveront, si le poète le veut, réunies dans Alaciel en une symphonie colossale et monstrueuse ! A cette symphonie voluptueuse répondra une seconde symphonie, celle-là diabolique, discordante, anarchique, formée par les clameurs des sentiment de colère, de désespoir et de haine que le malheur à soulevées en elle. Cette gamme de sentimens que le poète faisait parcourir à éon génie au moyen des dix personnages de son drame, Alaciel peut la parcourir tout entière à elle seule, en même temps qu’elle en parcourt une autre tout opposée. De même en effet que l’amour qu’elle inspire est de caractère très divers, l’amour qu’elle ressent se transforme nécessairement avec chacun de ses amans ; mais parmi ces sentimens il en est un dramatique par excellence, et qui, je crois, n’a jamais été exprimé par aucun poète : c’est la contrainte que la fatalité exerce sur le cœur d’Alaciel. Alaciel est entraînée dans le tourbillon des passions qu’elle inspire,