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l’une des plus remarquables tempêtes que nous ayons lues dans aucun écrivain.

Qu’est-ce cependant que cette histoire d’Alaciel, fiancée du roi de Garbe, qui m’a permis de rechercher et d’exposer les caractères du mérite littéraire de Boccace ? Ce n’est pas seulement le miroir le plus lumineux et le plus net du génie de l’auteur du Décaméron ; c’est un chef-d’œuvre qui, détaché du Décaméron et isolé, conserverait encore sa valeur propre. Il serait assez difficile en effet d’isoler les autres récits, car ils se font valoir les uns les autres par l’opposition de leurs couleurs et les différences légères, de leurs formes. Détachés, ils n’ont pour la plupart qu’une valeur anecdotique ; mais chacun, lu à sa place et comparé à ceux qui le précèdent et le suivent, apparaît comme une partie intégrante d’une grande conception épicurienne. Cette conception, c’est l’amour présenté non-seulement comme la passion dominante du cœur humain, mais comme le moteur principal de la vie sociale et le véritable souverain du monde. C’est lui qui remplace à la fois la fatalité antique et le libre arbitre chrétien. Ce que nous nommons jeux du hasard n’est, si nous savons bien regarder, que les jeux de l’amour. Dans ce que nous appelons nos décisions volontaires et libres, il ne faut voir que les impulsions irrésistibles de cette force, habile à se dissimuler. Nous sommes dans ses mains comme l’argile dans les mains du potier, comme le grain dans le van du vanneur. Ses vengeances ou ses faveurs viennent jusqu’à nous par ricochets, par succession innombrable de causes et d’effets ; nous ne savons d’où nous arrive tel bonheur inespéré ou tel malheur imprévu : c’est l’amour qui, à des distances souvent immenses, se plaît à lancer des orages dont nous ressentons le contre-coup. Tout le Décaméron n’est pas autre chose que la démonstration, par cent exemples de nature et de forme diverses, de cette pensée générale. Les nouvelles ne sont pas mises indifféremment à la suite les unes des autres, elles sont rangées avec une liberté méthodique, selon leur donnée et leur morale, dans l’une ou l’autre des dix journées qui composent le Décamèron, et qui forment comme autant de catégories des transformations du sentiment de l’amour. Nous avons successivement les jeux de l’amour et du hasard, les ruses et les diplomaties de l’amour, les crimes de l’amour, etc. L’ordonnance du livre est aussi classique que le style et la forme. Les diverses anecdotes qui le composent n’ont donc pas une valeur absolument indépendante : chacune d’elles, isolée, ne serait qu’une gentille historiette ; rapprochée des autres, elle acquiert une signification morale, parce qu’elle participe à la pensée générale de l’auteur, dont elle devient un exemple particulier et une application. Elle marque soit un des points de départ,