Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/729

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

forme est classique, la matière, la substance première sont romantiques, de sorte qu’au moment même où il rappelle Tite-Live, Salluste ou Cicéron, Boccace emporte l’imagination vers Shakspeare, Spenser et Chaucer, et que l’admiration du lecteur, doublement sollicitée, est pour ainsi dire contrainte de s’écrier en une même émission de pensée et de voix : « C’est ainsi que parlent les anciens, c’est ainsi qu’agissent les héros de la poésie et du drame modernes ! »

L’art du narrateur est donc d’autant plus admirable que ce contraste est plus profond et plus radical. Qu’est-ce en effet qui caractérise avant tout le goût classique ? C’est l’amour de ce qu’il y a d’essentiel et d’immuable dans la nature, et le dédain de ce qu’elle a d’accessoire et de contingent. Et qu’est-ce qui caractérise au contraire le moyen âge ? quelles sont les nouveautés qu’il a introduites dans la littérature ? C’est la vie dans toute sa turbulence et dans tout son luxe de détails, le mouvement, la variété, la couleur, ou, pour nous exprimer d’une manière plus précise et qui marque mieux l’antithèse, l’accident dans ce qu’il a de plus passager et de plus contingent, l’individuel dans ce qu’il a de plus mobile. Voilà les deux mondes opposés qui se présentent dans Boccace, et qui sont représentés l’un par sa narration à la fois ample et sobre, l’autre par le genre même adopté par le narrateur, c’est-à-dire le conte, l’anecdote.

Je dis qu’il n’y a qu’un Italien pour réaliser un pareil tour de force avec cette bonhomie, cette aisance, ce sans-façon, cette complète absence d’effort. Toutes proportions gardées, c’est le même miracle que les Italiens ont réalisé dans la peinture, dont ils ont deviné, compris, accepté toutes les conditions de mouvement, de variété, de couleur, sans cesser d’obéir aux règles du grand goût classique. N’est-il pas vrai en effet que ce qu’il y a d’accidentel, de mobile et d’individuel dans la nature compose la matière même de la peinture, et n’est-il pas remarquable que les Italiens soient les seuls artistes qui aient su faire régner la stabilité dans ce monde de la mobilité, et donner un caractère de permanence à ce monde de l’accident ? Avec un tact, une adresse et une sagesse d’autant plus admirables que ces qualités sont chez eux naturelles, d’autant plus infaillibles qu’elles agissent avec la sûreté de l’instinct, les Italiens ont su trouver précisément la mesure de ralentissement qu’on peut imposer à la mobilité, le point délicat d’équilibre sur lequel on peut appuyer l’éphémère, le centre de gravité dans lequel on peut arrêter ce qui est fugitif. Eux seuls ont su découvrir cette mesure proportionnelle entre l’immobilité, qui est le caractère de l’essentiel, et la vivacité fugace, qui est le caractère de l’accidentel. Leurs figures