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responsabilité ministérielle et confesser « qu’à force de liberté en tout » l’Angleterre était allée grandissant et s’améliorant depuis le commencement du siècle ; il ne pouvait en définitive prendre son parti ni des agitations de la liberté ni du contrôle d’une aristocratie. Il se refusait à comprendre comment le bruit des luttes politiques et religieuses pouvait se concilier avec le bonheur des citoyens, avec la stabilité du gouvernement et avec le bon emploi des forces nationales, comment une aristocratie pouvait n’être pas factieuse et oppressive, comment les institutions anglaises pouvaient ne pas renfermer autant de germes de révolutions que les nôtres. Que voulait-il donc ? Où prétendait-il en venir lorsqu’il répétait son axiome favori, qu’on « gâtait tout en s’en mêlant trop, et que pour gouverner mieux il faudrait gouverner moins ? » La liberté municipale et la liberté commerciale suffisaient amplement, je crois, à son libéralisme, et quant au « rempart » à leur donner, il ne savait rien trouver de mieux que le progrès des mœurs et de la raison. « Notre espoir sera dans le progrès de la raison universelle, » s’écriait-il d’une façon naïve qui contrastait singulièrement avec les faits et avec ses propres inquiétudes sur l’avenir. « Cette loi naturelle s’est assujetti jusqu’aux souverains. Qui donc les enchaîne ? Sont-ce des ordres ? Non, c’est l’exemple seul, le respect humain, le bien qui leur en revient à eux-mêmes. » Et, qu’on y prenne garde, ceci n’est pas une de ces paroles hasardées et sans conséquence qui abondent dans les écrits de d’Argenson, c’est le fondement même de son utopie dernière, telle qu’on arrive à la reconstituer au moyen de ses divers fragmens sur la réformation de l’état. Cette utopie, la voici, je crois, dans toute sa simplicité. Au centre du pays, l’autorité royale « libre dans sa force, mais tempérée par la raison et les mœurs, » et assistée de « l’ordre des magistrats, servant de conseil au monarque pour demander des finances au peuple, et pour se prémunir d’étourderie et de passion à l’étranger, » autrement dit, le roi maître de tout faire, le parlement de Paris entendu. « Sous le roi, la démocratie ou des républiques en chaque ville et bourgade pour le gouvernement du dedans, républiques petites et morcelées, » qui ne devaient avoir qu’un suffrage consultatif, et où tout pouvoir devait être électif, momentané, subordonné à celui d’un officier royal placé dans le voisinage ; plus de grandes provinces, plus d’ordres ; privilégiés ; la France découpée en cinq cents départemens ou intendances ; entre le roi et le citoyen, rien que l’intendant et le conseil ; municipal. « La démocratie dans la monarchie, c’est ainsi, disait d’Argenson, que je conçois le seul bon gouvernement… Ces petites démocraties subordonnées et précaires trouveront seules l’équation du bonheur des peuples et de la gloire des princes, de la liberté et du pouvoir. »