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rien dire. Est-ce en effet là sa pensée ? Je l’ignore. En tout cas, voilà déjà un nuage noir qui traverse leur beau ciel, et à mes yeux il assombrit tout leur avenir.

Quand j’ai pris congé d’eau, j’ai dit à Marina : Au revoir ! mais elle m’a interrompu. — Ce n’est pas le mot qu’il faudrait employer, reprit-elle d’une voix grave et triste. Je sens que les anciens dieux m’appellent : il me faut retourner vers eux. — Walther au contraire me regrettait peu. Il semblait soulagé à l’idée de notre prochaine séparation. Quoique son affection pour moi soit sincère, son humeur est devenue si ombrageuse, que ma présence lui était à charge. L’œil d’un ami le gêne. Il cherche la solitude, et n’y trouve même pas le repos…


Les lettres que je reçus alors s’arrêtent là. Le peu que j’ai pu savoir depuis touchant le sort de notre ami et de Marina, je l’appris d’un artiste revenu de Rome.

Ainsi que nous l’avions craint, ils ne furent pas heureux : ils eurent à traverser toutes les tristes crises des unions mal assorties. Pour relever définitivement la pauvre Marina, il aurait fallu lui montrer une confiance absolue, la soutenir d’une main ferme, cultiver et éclairer encore davantage ses nobles instincts. Walther faillit à cette tâche, et tout en l’aimant beaucoup, il la fit cruellement souffrir. Le paganisme fait des cœurs fiers, mais durs et peu sensibles ; le christianisme, religion d’amour, a rendu les âmes plus tendres et plus ouvertes à la douleur ; mais si, par l’infini qu’il leur fait entrevoir et par les sublimes espérances dont il les entretient, il leur a préparé de plus grandes épreuves, il leur offre, pour les traverser, de plus pures lumières et de plus efficaces secours. Malheureusement Marina n’était de son temps que par le cœur ; au fond, l’art avait été son seul culte, et ce culte, qui pouvait suffire à l’époque des Sapho et des Corinne, la laissa désarmée contre ces tristesses et ces défaillances inconnues aux anciens, mais familières aujourd’hui à ceux dont la destinée a trompé l’attente. Son goût pur, ses fiertés de Romaine, son naïf orgueil, toutes les qualités qui la distinguaient de ses pareilles, devaient être pour elle des causes de froissemens et de souffrances. Afin de les supporter, elle aurait dû puiser de la force à une source plus haute ; fille de la nature, la belle païenne ne s’était pas élevée si haut, et personne ne se trouva près d’elle pour la faire monter jusque-là… Elle devait succomber dans la lutte, car il n’y avait plus parmi nous de place pour elle. Comme elle l’avait dit dans son mélancolique adieu, elle alla rejoindre le chœur éclatant des divinités antiques.


EMILE DE LAVELEYE.